BlogCinéma

ERWAN LE DUC, haut perché

C’est un jour de novembre 2020 où le soleil nous gratifie encore de sa présence, sorte d’été indien finissant, que nous rencontrons Erwan Le Duc. Cette lumière d’automne m’évoque les lumières et les couleurs mordorées, fauves, du film Perdrix tourné au flanc des Vosges. Nous apprendrons d’ailleurs au cours de l’entretien que le chef opérateur Alexis Kavyrchine s’est inspiré de l’oeuvre des peintres Félix Valloton, Matisse, Cézanne pour éclairer le film. Erwan Le Duc est ici en partie sur ses terres natales puisqu’il est vosgien par sa mère et breton par son père mais il a grandi en banlieue parisienne et dans le nord de la France. Au départ rien ne le prédestine à faire du cinéma, sa famille ne venant pas de là. Même si pourtant, l’envie de faire du cinéma est présente chez lui depuis l’adolescence. Ce n’est rien de dire qu’Erwan Le Duc est un garçon opiniâtre. Son film Perdrix est, à cet égard, emblématique de ce trait de sa personne. De même que la manière dont il est parvenu à faire du cinéma, sa passion première. Le temps ou plutôt le rapport au temps est chez lui un atout. Erwan Le Duc est patient, tenace et déterminé. Nous allons voir de quelle(s) manière(s).

A l’adolescence Erwan Le Duc s’intéresse à la musique, c’est le début des Inrocks ( la grande époque du mensuel ) et découvre le rock indé : Sonic Youth, les Smiths, P.J Harvey… Mais c’est le cinéma qui l’attire par-dessus tout. Alors avec des copains dont Alexandre Steiger et que l’on retrouve dans Perdrix il font des petits films avec des caméras Super 8 ( il faut avoir autour de quarante ans voire plus pour savoir ce que c’est! ). La longévité se retrouve aussi dans ses amitiés même si à l’entrée de l’âge adulte Erwan et ses copains empruntent des chemins différents. Pendant une dizaine d’années il part à l’étranger, travaille en ambassade au ministère des affaires étrangères. Quand il revient il devient journaliste sportif mais l’envie de faire des films est toujours présente, vivace alors il réalise quatre court-métrages sur ses temps de vacances. Dès les premiers courts le ton est là qui va se déployer avec Perdrix. Mais quand il présente ses courts à des commissions de financement on lui dit : « Qu’est-ce que c’est que ça? C’est bizarre… ». Cette bizarrerie, ce décalage, ce côté inclassable on va sans cesse le lui renvoyer. Ce qui fait la force de son cinéma a bien sûr son revers : l’absence de consensus. Son travail divise absolument : soit c’est l’adhésion totale soit le rejet complet et donc en termes de financement le statu quo. Il n’obtiendra d’ailleurs pas d’aide du CNC ( aides à la production avant réalisation ) par exemple. Décalage aussi entre ce refus des financiers et le public qui plébiscite ses court-métrages lors de projections. Mais Erwan ne se décourage pas pour autant et flanqué de ses fidèles acolytes ( Alexandre Steiger, Christophe Régin qui ont respectivement fait le conservatoire et la Femis ) ils explorent ensemble, ils cherchent, ils continuent. Erwan aime chercher des formes, mêler les genres comme les Anglais le font. Il a toujours beaucoup écrit notamment sous forme de blogs. Même dans son métier de journaliste sportif il adopte des points de vue ou des angles non conventionnels.

L’affiche du film

Pour Perdrix, son premier long métrage, il lui faudra attendre deux ans avant de pouvoir le financer. En tout le film mettra presque cinq ans à voir le jour. Et quand enfin, après bien des circonvolutions, des détours et des hasards dont la vie a le secret il obtient le financement, ce n’est pas terminé. Ses financeurs lui conseillent, puisque la forme du film est singulière, de retravailler encore son scénario. On lui explique qu’il n’a pas d’autre choix avec un matériau aussi atypique que de convaincre sans réserves. Alors Erwan, tel un artisan acharné, peaufine encore et encore les situations, les personnages, les dialogues de son film. Il remet encore et encore l’ouvrage sur la table jusqu’à ce qu’il parvienne à une forme absolument tenue, une intensité de traitement qui fait la grand force du film. Erwan nous confie par ailleurs que Maud Wyler a aussi contribué à l’élaboration du scénario, qu’il y a beaucoup d’elle là-dedans.

Maud Wyler Photo : Mara de Sario

Le montage, une fois le film tourné, a fait l’objet du même travail de précision pour donner un ensemble ciselé, droit, à l’intérieur duquel se déploie une infinité d’univers. Erwan Le Duc assume tout à fait ce qu’on reproche parfois à certains premiers films sous peine de dispersion : « son ambition d’embrasser plein de choses ». Par ailleurs pour Erwan : « chaque acteur dans le film apporte son monde ». Il raconte un tournage heureux où tout le monde, mesurant le chemin parcouru jusqu’au tournage a eu à coeur de servir au mieux cette aventure au long cours. Même s’il n’est pas évident de remobiliser son désir après tant de temps. Mais la joie d’être ensemble et l’enthousiasme l’emportent. Pour autant, l’ensemble bien que très travaillé, laisse une part au hasard notamment lors du tournage. Il y a une scène par exemple en forme de digression ( dans ce sens qu’elle ne sert pas forcément le récit ) où l’on voit un gendarme faire du Taï-Chi avec un parapluie en main. Moment suspendu hors du temps. Or Erwan nous explique que cette scène n’était pas dans le scénario mais qu’il a filmé le moment de pause du comédien entre deux prises et l’a inséré dans le film parce qu’il trouvait qu’il avait sa place. Et, en effet, quand on voit le film, on trouve que cette scène a sa raison d’être. La scène est inclassable mais le film l’est tout autant alors cela participe de l’harmonie générale.

Scène de tournage

Perdrix est un film qui fait définitivement du bien et nous touche par son humanité. Aucun des personnages n’est laissé de côté au profit des personnages principaux. Tous comptent et Erwan Le Duc est particulièrement vigilant à ce que chacun d’entre eux, même s’ils ont une seule réplique existent vraiment, qu’on puisse se raconter quelque chose en les voyant. Il n’y a pas de personnage fonction. Maud Wyler apporte une présence à la fois sauvage et intense, fruit d’un grand travail de réflexion et de maîtrise. Swann Arlaud l’un des seuls à ne pas être de la bande s’est acclimaté, a eu la souplesse de se laisser emporter dans l’aventure sous la « férule » du vieux copain Alexandre Stieger. Nicolas Maury, Fanny Ardant offrent des prestations inhabituelles et l’on sent une grande alchimie entre tout ce petit monde, sur les terres d’Erwan. On est quasiment avec Perdrix en terra incognita. Ces personnages, cet univers, ces situations nous donnent l’impression d’assister à l’invention d’une nouvelle cosmogonie cinématographique. Erwan est en quelque sorte un grand chef Indien. C’est Geronimo avec les siens prêts à tout pour sauvegarder et perpétuer l’art ancestral et délicat d’être ensemble et de construire, de vivre en harmonie loin des sentiers battus et de le porter haut et fort. Lui et son équipe sont définitivement les derniers Indiens sur ces hauteurs des montagnes vosgiennes haut perchées, comme le sont tous les personnages devant et derrière la caméra…

Maud Wyler et Swann Arlaud

Perdrix est surtout au-delà de sa drôlerie irrésistible un grand film d’amour où l’émotion affleure sans cesse. Erwan confie et ( l’on sent une certaine pudeur chez lui ) avoir eu du mal à assumer cet aspect pourtant déterminant de ce film littéralement « traversé par l’amour« . Ce sont ses propres mots. Et c’est Maud Wyler encore, fidèle et attentive compagne qui l’a pris par la main pour acheminer le film vers ce sentier lumineux, sinueux et souvent escarpé que peut être l’amour. C’est à elle que l’on doit cette réplique magnifique, lorsque son personnage Juliette Webb demande au gendarme Perdrix de lui dire pourquoi il l’aime et que celui-ci répond : « Parce que tu es tout ce dont j’avais rêvé sans pouvoir l’imaginer ». Entre nous qui ne rêverait pas de s’entendre dire une phrase d’un tel romantisme? Mais ce qui est particulièrement troublant ( et à la fois paraît évident ) c’est la mise en abîme de cette réplique. En effet on pourrait appliquer cette maxime au film Perdrix lui-même. Quelque chose que l’on ne connaissait pas auparavant au cinéma mais dont on aurait involontairement et secrètement rêvé. Erwan et sa joyeuse bande nous cueillent là exactement, à cet endroit hautement sensible et on en redemande… Justement à l’époque de l’interview Erwan travaillait sur un second long métrage. C’est rien de dire que nous sommes impatients mais nous saurons attendre, comme il a su le faire lui-même avec Perdrix. Et aussi parce que nous savons que la flèche décochée atteindra sa cible. En plein coeur…

Marie Frétillière