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JERÔME D’ESTAIS – CHAMANE

« Quand on reste honnête et propre on arrive à faire courber le destin». Andrzej Żuławski

Il y longtemps déjà. La vie par ricochets. Dans un magazine musical. Longueur d’ondes. Une interview d’un groupe : Summer (en hommage à Summer Phoenix, soeur de Joaquin). Le chanteur Jean Thooris y expliquait que la chanson « Dieu est mort » s’inspirait du film Possession, d’Andrzej Żuławski. Je le rencontre et j’évoque avec lui une biographie sur le réalisateur polonais. Il me dit : c’est mon ami Jérôme

« Le chamane est une personne considérée par sa tribu, comme l’intermédiaire ou l’intercesseur entre les humains et les esprits de la nature« . Il y a un peu de ça chez Jérôme D’estais, cette capacité à relier, à faire émerger ce qui est caché, enfouis, pour mieux le faire apparaître, à nous humains avec nos yeux accoutumés à tout et donc aveugles…

C’est pendant le confinement, un 24 mai, l’un derrière son écran d’ordinateur dans une capitale européenne, l’autre dans une ville de Normandie que l’entretien aura lieu.

Le jeune homme est né quelque part dans les années 70. Casquette toujours vissée sur la tête, éternel jeune homme, arborant toujours de beaux ou d’intrigants tee-shirts est d’une immense pudeur. Se livrer pour lui n’est pas un exercice facile…

L’adolescence se situe en banlieue parisienne. A Sèvres. Pour voisine une assistante du réalisateur André Téchiné et pour voisin Jean Carmet. Grâce à cet extraordinaire voisinage il fera même des voix pour le film Pirates de Roman Polanski. Il s’échappe par la littérature mais pas avec le théâtre. Le théâtre c’était lié à l’école. « Ça m’emmerdait »

Il dit qu’il n’a pas eu de choc…ou alors il ne s’en souvient pas… Mais qu’est- ce donc alors que ceci…

« D’où vient une obsession, d’où venait cette obsession ? Le fait qu’un film nous effraie autant, tout en nous parlant si intimement? Comment se faisait-il qu’il soit si proche, alors qu’il semblait si distant des univers cinématographiques dans lesquels on avait l’habitude de se fondre, ceux qu’on croyait aimer parce qu’ils nous rassuraient ? Qu’il ait pris immédiatement possession de notre corps aussi bien que de notre âme. » Tentatives d’exorcismes – Jérôme D’estais

C’est un jeudi soir, il y a un film en deuxième partie de soirée… Est ce que l’on sait quand on a rendez vous avec sa destinée? Il a 13 ans et tombe amoureux. Amoureux d’une actrice. Une star française. Il regarde un film en cachette. Il est très très tard. Le film est déconseillé aux moins de seize ans.  Le film se passe à Berlin. Une histoire d’amour. Un amour en triangle avec un enfant au milieu. Chose rare pour un film du réalisateur Andrzej Żuławski. Ce film il le regarde jusqu’au bout. Sans s’en rendre compte, les images de ce Berlin d’avant la chute du fameux mur, de cette ville coupée en deux, se distilleront progressivement et sans fin dans l’imaginaire de ce Jérôme adolescent. 

Isabelle Adjani et Sam Neil / Possession / Festival de Cannes 1981

L’actrice hantera son quotidien longtemps. Pouvait-il seulement rêver de la rencontrer ? Il l’apercevra lors d’une cérémonie des Césars dans la salle. Puis il devait aller la rencontrer dans sa loge pour Opening night lors de l’adaptation du film de John Cassavetes au théâtre des Bouffes du Nord. Elle avait lu « Possession, tentatives d’exorcisme » et était prête à le rencontrer. Mais les grèves ont cloué les avions au sol pour gagner Paris. Pas de rencontre avec l’immense Isabelle Adjani, l’héroïne écartelée de Possession. Rôle qui lui vaudra une palme d’or à Cannes

Jérôme et Isabelle…

Mais pour l’instant l’adolescent est assez isolé, pas beaucoup d’amis, un peu autiste. Il faudra attendre le lycée pour commencer à faire basculer tout ça. La musique le porte et la lecture assidue des premiers Inrockputibles l’ont beaucoup marqué, beaucoup aidé. « Ces interviews fleuves, ça motivait, donnait des idées de créations, aiguisait mon appétit de découvertes. » Il traîne aussi souvent dans un café clandestin. Le café du groupe de la Mano Negra. « On allait là quand on sortait du lycée ». Détail amusant, l’acteur et réalisateur Guillaume Galliene était lui aussi dans ce lycée.

Il y a des livres qui le marquent : Lucien Leuwen de Stendhal, Les illusions  perdues de Honoré de Balzac, tout Flaubert, les auteurs russes, Dostoïevski en tête. Andrzej Żuławski, adaptera « Les possédés-Les démons » pour le cinéma qui deviendra son film de la fureur : L’amour braque (« son film qui me résiste le plus »), où l’on verra la naissance d’une actrice Sophie Marceau  qui enchaînera avec Pialat et le film Police

Louis-Ferdinand Céline avec Voyage au bout de la nuit, Jean Genet avec « Le condamné à mort » et surtout Le funambule «  Sache contre qui tu triomphes. Contre nous, mais…ta danse sera haineuse. On n’est pas artiste sans qu’un grand malheur s’en soit mêlé… ». Hubert Selby, Jr l’auteur de Last exit to Brooklyn et son Le démon qui inspirera bien des années plus tard Bret Easton Ellis pour American psycho. Plus contemporain, Roberto Bolaño avec 2666,  Hervé Guibert « on voulait monter Les chiens avec un ami au lycée, qui est devenu peintre. J’aime beaucoup Mes parents » et Dominique Fabre avec  Il faudrait s’arracher le coeur.

Sans surprise il se dirige vers le cinéma. Bizarrement par le scénario et non par la mise en scène. Il se dit mauvais pour la technique mais a-t-il seulement essayé ? Il fera sa maîtrise sur Jean Eustache

La musique tient une place importante dans sa vie et son quotidien. Avec Leonard Cohen il a eu une période très forte, plus avec les derniers albums. Les Smiths. Et surtout Nick Cave découvert avec le film Les ailes du désir de Wim Wenders « Ce film a été important mais je trouve aujourd’hui le scénario de  Peter Handke assez daté. Revoir le film m’a fait mal, il a terriblement vieilli. C’est dur quand tu as aimé le film, tu te dis que peut-être tu t’es trompé…mais il y a tout de même des fulgurances, pourtant tout est là, les comédiens sont magnifiques : Peter Falk, Bruno Ganz. »

Pour cette raison il préfère ne pas revoir Paris-Texas. Juste garder le souvenir tenace d’un petit miracle poétique.

Il y a aussi Bauhaus, Bowie et Lou Reed avec leurs périodes Berlinoises, The Cure, Siouxsie and the Banshees, Noir désir, Ferré, Bashung, Daniel Darc et «surtout très heureux d’avoir vu Christophe en octobre 2019, à Nanterre, avant sa disparition.» L’électro aussi « j’avais 20 ans, on allait dans des raves avec mon ami Thomas des Daft punk, puis je suis parti à Berlin. A l’époque pas de réseau sociaux, on s’est perdus de vue. Et puis quand tu pars, tu laisses tout derrière toi ».

Car la grande histoire de Jérôme D’Estais, c’est une ville. Un rapport viscéral. Berlin qui est aussi l’un des personnages, d’une certaine manière, de Possession de Andrzej Żuławski. Au début de la vingtaine, il va vivre là-bas pour une histoire personnelle. Mais aussi pour tout ce que cette ville représente musicalement et artistiquement. Son côté maudit et underground : « C’était le lieu où j’avais le plus envie de vivre. Inconsciemment sur les traces de Possession ».

Isabelle Adjani pendant le tournage de Possession à Berlin

Il fera plein de petits boulots, donnera des cours de cinéma, de littérature. Le  fait d’écrire des livres ne l’a pas isolé de la France, bien au contraire, ce sont des retours réguliers pour ces projets littéraires. 

Et puis rien de mieux que des signes pour vous indiquer que vous êtes au bon endroit. A peine arrivé à Berlin « Je tombe sur Hal Harthley, en tournage à deux pas de chez moi. » En mémoire le mythique film Amateur avec Isabelle Huppert et sa bande son impeccable. Quelques mois plus tard il participera à un projet collectif sur Hal Hartley

Il va concilier son amour de la littérature et du cinéma.

Tout d’abord il écrira Jean Eustache ou la traversée des apparences (éd.LettMotif).

Pendant ses années d’étudiants Andrzej Żuławski avait un peu disparu, « c’est surtout La fidélité qui m’a cueilli et réactivé une obsession…Et puis je ne voulais jamais rencontrer les cinéastes, j’avais peur qu’ils prennent le pouvoir sur le livre… ».

Un jour il s’autorise à écrire une biographie sur le cinéaste Andrzej Żuławski. Né d’une nécessité. « Je l’ai proposé à un éditeur, en me disant on verra bien. J’ai commencé sans éditeur… je faisais des rêves avec lui : Je faisais des signatures, il poussait la porte de la librairie, s’asseyait au fond, et ne disait rien, croisait les doigts et n’était pas content de ce que j’avais écrit… Complètement inattendu : c’est finalement l’acteur de Cosmos, Jonathan Genet qui sera là lors de la première rencontre, une surprise et c’était un grand réconfort. »

Il ne l’a pas rencontré. Il l’a juste croisé… Moi j’ai eu la chance de le rencontrer, d’aller chez lui, je lui téléphonais pour son anniversaire jusqu’au dernier…

Johnathan Genet sur le tournage de Cosmos

Quand il décède le 16 février 2016, quelques mois après la sortie de Cosmos, film d’une fougue, d’une irrévérence, habile dernière oeuvre d’une vitalité juvénile qui pourrait être celle d’un jeune réalisateur, Thomas Aïdan (le directeur du magazine La septième obsession) rencontré au festival de Berlin, demande à Jérôme d’Estais d’écrire un papier. Il continuera ensuite d’écrire pour ce magazine. « J’écris vraiment avec une grande liberté, sur ce que j’ai envie d’écrire. »

Avec son air « à la cool » on imagine pas notre éternel adolescent s’attaquer à des monstres du cinéma international. S’en suivra une biographie sur Barbet Schroeder, Ombres et clartés ou Jeff Nichols, l’intime et l’universel. Il écrit deux romans : 178 et Thomas Liebmann et Les derniers jours du Yul Brynner de la RDA. C’est un grand travailleur, de la langue, de l’exploration, de ce désir immense d’offrir à l’autre une possible ouverture vers une oeuvre…Toujours des tentatives.

Dernièrement il a écrit sur la cinéaste américaine Kathryn Bigelow. Pourquoi elle? « C’est la première femme sur laquelle j’écris. Une grande cinéaste, imprévisible, qui va toujours là où on ne l’attend pas. Intellectuellement d’une grande rigueur. Et s’attaquer comme elle l’a fait à la question raciale dans Detroit, elle qui est blanche, a créé des remous…il faut un certain courage. Quelle audace! Mais pendant l’écriture j’ai eu besoin de faire pause… Le syndrome Possession d’Andrzej Żuławski, tentatives d’exorcisme est né puis je suis revenu à Kathryn Bigelow.« 

Pendant le confinement, il a terminé un scénario. Un jeune producteur Italien, qui a permis à Abel Ferrara de réaliser Sibéria lui a passé commande. On ne saura rien si ce n’est que le réalisateur est un réalisateur underground et que le casting réunit trois superbes actrices dans une production internationale. On peut rêver d’y voir apparaître la géniale Béatrice Dalle, qui avait failli tourner avec Andrzej Żuławski dans Maladie d’amour. Finalement faute de financement, son scénario passera dans les mains du réalisateur Jacques Deray et l’actrice choisie sera Nastassja Kinski.

Il y a eu des rencontres lors du festival de Berlin mais par superstition il préfère ne pas en dire davantage. Comme sur la prochaine biographie d’un réalisateur français…

Bientôt sortira son dernier ouvrage sur le cinéaste américain Ira Sachs (dernier film en 2019, Frankie avec Isabelle Huppert) chez l’éditeur Aedon. Avec qui, une fois n’est pas coutume, il a passé du temps, le temps d’une longue interview.

« Quand le ciel est vide, et que ça m’a fait mal et que je ne comprends plus rien à rien… » disait Marie-France Pisier dans La note bleue, il nous reste les mots de Jérôme d’Estais, pour accompagner nos nuits rouges, tailladées d’espoir et de fureur de vie, encore, et espérer qu’en composant un numéro de téléphone il résonnera quelque part…à Varsovie

Romy Schneider et Andrzej Żuławski sur le tournage de L’important c’est d’aimer

SZAMANKA