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LA CLEF : DERNIER CINEMA ASSOCIATIF DE LA VILLE DE PARIS ?

LA DERNIERE « RESURRECTION » DU CINEMA LA CLEF ?

QUELQUES DATES POUR UN BREF SURVOL HISTORIQUE

Il ne va pas être trop question dans ce papier d’effectuer un retour sur l’Histoire de ce petitcinéma emblématique situé dans le 5ème arrondissement de Paris, entre la faculté de Jussieu et celle de Censier. De nombreux textes sont revenus sur toutes les péripéties qu’aura puconnaître ce lieu depuis sa création en 1973 : pour ne rien dire du site internet actuel qui en établit chaque semaine la programmation (la clefrevival), pas avare non plus en terme de repères chronologiques sous la forme d’une frise.

Pour faire court disons que depuis 1973, ce mini-complexe de 3 salles au départ aura été menacé de fermeture à différentes reprises, avant de renaître à chaque fois de ses cendres tel le phénix. En 1981, «La Clef» va connaître ses premiers soubresauts, en se voyant rachetépar le Comité d’Entreprise de la Caisse d’Epargne… Une salle va alors disparaître, pour laisser la place à des espaces de rencontres pour les salariés du groupe bancaire : comme cedernier avait l’obligation à cette époque de proposer de la culture à ses employés, la vente s’effectue avec pour contrepartie de devoir rester un lieu culturel, en sauvant au passage deuxde ses salles de projection…De 1990 à 2009, les espaces de projection qui ne servaient pas assez, furent mis à disposition d’une association «Images d’Ailleurs», dirigée par Sanvi Panou, avec une programmation très axée sur les films du continent africain. Après une première fermeture prolongée, le cinéma se voit repris par une autre association, « L’usage du monde » de 2010 à début 2018 : le CE de la Caisse d’Epargne ayant remis en vente entretemps « La Clef » dès juin 2015…

SITUATION ACTUELLE DU DERNIER CINEMA ASSOCIATIF DE LA VILLE DE PARIS

Suite à cette seconde fermeture, à la mi-avril 2018, le directeur du cinéma finit par jeterl’éponge, n’acceptant pas le nouveau mandat d’exploitation des salles proposé par le CE de laCaisse d’Epargne. Un collectif de riverains et de commerçants du quartier se monte juste une semaine avant : « Laissez-nous la clef ».

Une partie des anciens salariés du cinéma tenteront pendant des mois de rentrer en pourparlersavec les dirigeants du Comité d’Entreprise, en proposant en toute bonne connaissance deslieux, leurs services ainsi qu’un possible rachat des murs. Dans le même temps, des rumeurs parfois assez folles se mettent à circuler sur le devenir de « La Clef » : une école de théâtre, des logements pour étudiants, des éditions DVD pas vraiment à la pointe du cinéma contemporain d’aujourd’hui pour reprendre l’exploitation des salles…

Face au silence radio assez troublant du CE de la CA, les anciens salariés de l’établissementcapitulent à leur tour en mai 2019, et l’on n’entend plus guère parler cet été là de ce cinéma :jusqu’à ce jour de septembre de la même année, où le lieu va rouvrir sous la forme d’uneoccupation, par l’entremise d’autres anciens employés de l’établissement cinématographique,soutenus par des associations et des squats. Mais le but de cette action « coup de poing » est on ne peut plus clair : lié avant tout à une volonté de remettre le cinéma en marche. D’où l’utilisation du terme d’ «occupation» en référence à celles qui se sont tenues dans des usines, des universités, afin de maintenir l’activité dans ces lieux.

Un examen attentif de la façade très seventies certifiée d’époque, porte les traces de cette occupation, de cette réappropriation des lieux à caractère évolutif : une fresque représentant le cinéaste René Vautier – pas vraiment le dernier en matière d’intervention politique – sur le rideau de fermeture en devanture ; sur le côté du bâtiment, une citation de Godard en liendirect avec l’existence des salles de cinéma, sans oublier plusieurs collages en signe de soutien (images extraites de Blue VelvetLa mort aux trousses et Le temps de mourir…). Ces collages ont été réalisés par Vivien Le Jeune Durhin, ancien occupant du squat Le Post, qui travaille actuellement au Dragono à Paris. Vivien Le Jeune Durhin fit également partie des premiers « ouvreurs » de La Clef dès septembre 2019 et est co-auteur d’un ouvragerécemment paru retraçant l’aventure de l’occupation des lieux. Toute à l’extrémité du cinéma,on trouve une dernière fresque, exposant une citation du cinéaste Marcel Hanoun.

Cette entrée illégale dans les lieux aura valu au noyau dur des occupants quelques allers- retours du côté du Tribunal de Paris. Le dernier de ces rendez-vous avec la justice a pourtant reconnu le 21 septembre dernier l’occupation du cinéma «La Clef» comme légitime, tout en la reconduisant pour 6 mois. Et du côté de la Mairie de Paris, il fut un temps question de préempter les lieux, afin de leur voir conserver le statut de dernier cinéma associatif de la capitale…

Alors même que les possibles repreneurs semblaient s’être tous évanouis dans la nature, le groupe SOS, géant de l’économie sociale et solidaire, allait lancer fin octobre 2020 une OPA sur « La Clef » : en obtenant à la fois les faveurs du CE de la CA, toujours propriétaire desmurs et mieux encore, la quasi approbation de la Mairie de Paris…Etrange « alliance » de « dernièreminute.com », avec en face d’Anne Hidalgo et son équipe, Jean-Marc Borello, président de SOS affilié à LREM, principal grand financeur de la campagne de son jeune poulain, résidant actuellement à l’Elysée…

Des tentatives de conciliation entre SOS et l’équipe actuelle de programmation du cinéma« La Clef » ont échoué, ces derniers n’étant pas du tout certains de conserver leurindépendance. Le groupe SOS repère en effet les lieux en péril, les rachète, mais une fois absorbées les associations doivent se conformer à un «business model» qui n’est pasforcément le leur au départ (ne serait-ce qu’en changeant de statut : en passant du bénévolat au salariat).

Plus douloureux encore : si SOS a bien signé une promesse de vente avec le CE de la CA, les occupants actuels de « La Clef » ont récemment découvert une clause dans le contrat stipulantque SOS ne deviendrait propriétaire des lieux qu’une fois le collectif actuellement dans les murs expulsé. La responsabilité de l’expulsion est renvoyée vers le propriétaire actuel, leComité d’Entreprise de la Caisse d’Epargne, lequel peut exercer son bon droit depuis le 12juin dernier…

SOUTIENS POSSIBLES A APPORTER À UN CINEMA… AU FONCTIONNEMENT DESORMAIS RESOLUMENT ATYPIQUE !

Suite à l’OPA lancée par SOS, un fonds de dotation a été mis en place par une partie desmembres de l’association « Home Cinéma » qui gère et occupe actuellement le lieu : « Home Cinéma » a vu le jour dès le début de l’occupation en septembre 2019, pour tenter à la fois de sauver le cinéma, mais aussi pour fédérer les nombreux collectifs qui sont venus s’agrégerautour de ce valeureux combat, de « Laissez-nous La Clef » à « Curry Vavart ».

Les fonds récoltés de « Sauve qui peut la Clef » (campagne de dons sur cinemarevival.fr) sont soumis à condition, investis en tout premier lieu dans le rachat du cinéma par son équipeactuelle d’animation. Avec juste une simple campagne de sensibilisation, plus de 1500 donateurs ont finit par réunir la coquette somme de 100 000 euros, au moment même oùl’expulsion devenait effective !

Il fallait bien dégager 100 000 euros pour commencer à être crédible face à des mécènes, si onmesure qu’en face la Mairie de Paris fait les yeux doux à une famille politique qui n’est pasforcément la sienne pour 4,2 millions d’euros… Si le fonds de dotation devient à termepropriétaire, le projet de vente de «La Clef» sort du marché de l’immobilier. Une autreassociation peut gérer ce fonds par la suite si elle répond aux mêmes critères moraux que ceux qui gouvernent «Home Cinéma»: il s’agit de faire sortir «La Clef» du marché spéculatif pour en faire un « bien commun ». Pas certain que cette visée recoupe complètement les vuesde SOS, pas davantage d’ailleurs que celles du CE de la Caisse d’Epargne, dans une rechercheaujourd’hui de rentabilité, y compris pour ses salariés, depuis de multiples changements de direction qui ont l’air d’avoir rayé la culture de la carte d’exploration des possibles…

Pourtant, entre la naissance du collectif « Laissez-nous la Clef » et les fonds récoltés pour un possible rachat des murs, le Cinéma « La Clef » n’aura pas manqué de soutiens, tout d’abord en lien avec son fonctionnement. Qu’on en juge plutôt : dès le 21 septembre 2019, premierlendemain de l’occupation, Attica est proposé aux spectateurs lors d’une première séanceouverte au public. Puis, à raison d’un film tous les deux jours, le film de Cinda Firestone serasuivi d’œuvres telles que The Warriors ou encore El Chuncho… Très vite, dès le 28septembre 2019, exception faite des deux longues périodes de fermetures des salles que nous avons du subir, les séances deviennent journalières : un film ou un programme courts chaque soir à 19 h 30, avec la plupart du temps des animations, des invités liés aux œuvres choisies.

En dehors des pétitions de soutien qui ont pu circuler dans la presse, toutes les projections qui se sont tenues depuis la fin septembre 2019 dans le cadre de La Clef Revival résonnent également comme autant de manifestations de solidarité et de marques d’affection de laprofession.

Cet établissement, qui n’a pas toujours bénéficié du label « Art et Essai » par le passé, outre le fait de prolonger la (seconde) vie de nombre de sorties salles, pouvait se permettre de ce fait de passer encore plus de choses, notamment des films peu ou pas diffusés ailleurs… Aujourd’hui, on pourrait presque dire que le geste de cette libre programmation s’estamplifié : plus de limite en terme de choix de projection, à part peut-être celle de pouvoir obtenir les droits de passage de l’œuvre, pour un soir, à titre gracieux !

La programmation reste le fruit de tous les membres de l’association : plusieurs dizaines de personnes très actives, secondées par une centaine de bénévoles pour des coups de mains temporaires. Le partage équitable de créneaux de programmation permet de tenir à distancetoute forme de nivellement. L’organisation de la soirée (droits, invités, projection, bénévoles pour accueil) échoit de A à Z à la personne, avec encore une fois, au cœur de la bataille le repérage des ayants droits, et la demande d’une projo gracieuse le temps d’une soirée !

Enfin, l’entrée est à prix libre, avec un ticket moyen qui tourne autour de 4, 50 euros. Si lepublic est fluctuant, fonction des séances, la fréquentation aura été «incroyable» entre les deux confinements et période de fermetures des salles, supérieure en tout cas à celle desautres cinémas sur cette même période de vaches maigres. L’auteur de ces lignes se voit

même dans l’obligation de confirmer : « La Clef » est la seule salle de cinéma où il a pu voirdes spectateurs faire la queue tout au long de l’été 2020…

Plus encore, avec une petite récidive sur le second en toute fin d’année, « La Clef » aura su tirer son épingle du jeu lors du premier confinement : avec ses projections sauvages une fois la nuit tombée, sur le mur en briques attenant, en surplomb du cinéma, tous les vendredis à partir du 14 avril 2020 ! Coup d’éclat, désobéissance civile qui ne causa de maux à personne,mais qui fit beaucoup de bien en revanche à ceux qui passaient par là, ou à ces quelquesriverains qui ont la chance d’habiter juste à côté : lesquels ont pu découvrir ou revoir entre autres La nuit du chasseur depuis leurs balcons…

Mais il semblerait toutefois sur tous ces points qu’un dossier de presse aussi volumineux qu’une thèse, renfermant des articles de grands journaux internationaux y compris, n’ait passuffi à faire en sorte que la chance tourne… Ne reste plus alors qu’à espérer une heureuse – et toute aussi improbable ? – issue à un combat devenu pour certains aussi usant que quotidien, et qui dure depuis bientôt maintenant deux ans. Reste que tous les soutiens – et il y en a eu beaucoup donc, entre les pétitions, articles de presse, distributeurs et / ou ayant droits – ne sauraient remplacer une véritable volonté politique, voire encore une parole donnée, puisfinalement trahie…

Cependant, quoi qu’il arrive désormais, depuis le 20 septembre 2019, en inventant une temporalité très libre, plus flexible, la réanimation du cinéma «La Clef» aura su brillammentdémontrer que l’illégalité, outre les nombreux soutiens qu’elle engendre lorsqu’elle se pare d’une certaine forme de légitimité – l’illégalité donc – prive de subventions mais pas pourautant d’une vraie liberté de programmation !

LA « CLEF » D’UNE VERITABLE POLITIQUE CULTURELLE ?

En dehors de ces projections quotidiennes, l’association «Home Cinéma», tout comme les anciens salariés de « La Clef » sur leur première tentative de rachat, ont eu à cœur de voir se développer les espaces vacants et la polyvalence des lieux pour en faire également un laboratoire de création : le « Studio 34 », résidence de création de La Clef, proposeaujourd’hui à la fois des ateliers de pratique et d’initiation au cinéma, un accompagnement surdes projets courts de l’écriture à la diffusion, des cycles de programmation qui permettent d’échanger avec des professionnels ainsi qu’un panorama de la création cinématographiqueémergente. Mais «La Clef», c’est aussi deux radios (Radio La Clef et Radio Revival), des podcast, un fanzine (Kill the Darling, déjà 28 parutions) et depuis peu, des séances et des ateliers Jeune Public, avec La Petite évasion

L’équipe actuelle a également initié de nombreux « cinétracts » (baptisés « copyfight », et selon leurs durées : « ciné-missives » ou encore « ciné-missiles »). Basés sur le détournementd’extraits choisis de films populaires via leurs sous-titres, cette centaine de cinétracts sont diffusés en avant-programme des projections journalières à « La Clef », sur les réseaux sociaux, ainsi que dans certains festivals et cinémas en signe de soutien : ils rendent comptede la complexité d’une lutte qui dure, en cherchant à la rendre plus lisible, afin de mobiliser au mieux et fédérer toujours plus, tout en convoquant une part non négligeable d’humour.Enfin, un ouvrage récemment publié aux Editions Autonomes, «La Clef, cinéma occupé»,écrit et conçu par Antonin Faurel et Vivien Le Jeune Durhin, revient sur toutes les étapes de ce combat.

Après bientôt deux années d’occupation, plus de 400 projections accompagnées de soiréesdébats pour la plupart, un développement de plus en plus affirmé d’activités annexes autour de la création cinématographique, l’expulsion qui pourrait survenir dans les prochains mois ou semaines à venir pourrait laisser donc un goût amer dans la bouche. Le fondateur de «La Clef», Claude Franck Forter (interview à retrouver sur le site laclefrevival) fut décoré par Jack Lang en son temps pour son action. Vous me direz sans doute autres temps, autres « priorités »…

Les différents confinements que nous avons connu auront su en effet amplement nous démontrer à quel point le gouvernement actuel considérait la culture comme un bien commun « de seconde nécessité », en dépit d’aides financières aussi massives qu’insuffisantes, enregard des pertes engendrées par des fermetures parfois aussi incompréhensiblesqu’inter mi nab les.

Il ne faudrait pas que la situation ou le futur destin de « La Clef », ne devienne un résumé enminiature tout ce qu’il y a de plus symbolique de ce qui a pu s’arbitrer ces derniers temps surle terrain culturel, un peu trop souvent laissé en jachère et livré à lui-même, en dépit encore une fois, de la manne financière qu’il a pu parfois recevoir. A moins qu’Emmanuel Macron – aux dernières nouvelles, toujours « proche » de Borello – apparaisse enfin en ami plutôt qu’en« amish » de la culture : sans pour autant que cette transmutation subite ne résonne comme un nouvel argument supplémentaire dans le cadre d’une campagne électorale à venir…

Les mesures prises ces dernières semaines – la culture une fois de plus sacrifiée en premièreligne sur le champ d’honneur par rapport à l’extension du pass sanitaire – ne vont en tout cas guère dans ce sens : pourquoi donc « l’être ensemble » qui s’exerce encore dans le fait d’assister collectivement à un spectacle, bouche pas encore cousue mais obligatoirement masquée, dérange-t-il, inquiète-t-il à ce point le plus haut représentant de l’Etat ? Est-ce tout simplement parce que ces images de communautés temporairement retrouvées – après avoir été durement éprouvées – iraient à l’encontre d’une vision de société macronienne qui prône àl’inverse division et séparatisme à tous les étages ? On ne vous fera pas ici l’injure de vousrappeler les grandes oppositions qui structurent l’essentiel d’une pensée souvent à courte vue,désespérément « hors sol », aussi rudimentaire qu’arbitraire : à vrai dire assez peu digne d’unprésident, y compris le plus simplet qui soit, quand bien même il « faudrait s’adapter » à vivre dans un temps, une sphère, obéir aveuglément à des préceptes pas forcément partagés par tous… Le jour où Macron a prononcé enfin le mot « culture » – ce même jour dont la date obstinément m’échappe – l’ombre du fantôme de la démocratie aura-t-elle cherché à durablement l’impressionner ?

Laurent Bossu

Merci à Derek Woolfenden pour la relecture et les corrections apportées à ce texte, Lucie Bonnet et Almut Lindner pour leur accueil et leur présentation conjointe et détaillée de La Clef, ainsi qu’à Sophie Petru, à l’origine de la visite des lieux.