Cinéma

LAURENT BOSSU – CINEMA (AVANT / APRES) épisode 1

Ailleurs, sur la carte de la cinématographie mondiale – exception faite des films français – un nombre conséquent de sorties sur l’été dernier ne semblaient effectivement pas non plus de toute première fraîcheur.

ELOGE DU FONDS DE TIROIR 

Depuis la réouverture des salles de cinéma le 22 juin dernier, juste avant qu’elles ne referment à nouveau il y a quelques jours, un certain nombre de discours s’étaient mis en place, pas forcément faux par ailleurs : plongée de la fréquentation lors de cette période estivale, par peur certes du virus mais aussi volonté parfois à ne pas vouloir se rendre au cinéma masqué, voire pire encore, à devoir garder l’ustensile tout au long de la séance… 

Mais l’argument qui est revenu le plus souvent afin d’expliquer cette baisse drastique des entrées portait sur l’offre, jugée la plupart du temps faiblarde, de films à l’affiche : avec d’un côté la (quasi) absence de « blockbusters » pour relancer la plus value d’une « sortie ciné », et de l’autre, beaucoup moins de sorties de manière générale …Avec cette impression un peu désagréable sur ce second point d’avoir quelquefois affaire à de véritables « fonds de tiroirs » ! 

DES SOLDES EFFECTIVEMENT A TOUS LES ETAGES… 

Cette sensation diffuse d’avoir eu droit surtout à des œuvres de « seconde main » a généré côté « blockbusters », les sorties successives de Greenland et d’Enragé comme d’éventuels « tenants du titre » sur la première quinzaine d’août, alors même que Tenet était reporté sur la toute dernière semaine du même mois… Mais ni le film catastrophe de Ric Roman Vaugh, pourtant interprété par Richard Butler, pas plus que le thriller de Derrick Borte conduit par Russell Crowe, n’auront réussi à réveiller suffisamment le box-office, en dépit d’une absence flagrante de concurrence dans les deux cas. Malgré leurs faiblesses, ces deux productions américaines auront au moins eu le mérite d’être allées en éclaireurs au casse pipe, en tentant d’occuper le terrain laissé libre jusque là par la frilosité de la plupart des gros studios : un attentisme dû à la fermeture de nombre de salles aux USA depuis le début de la pandémie. Et comme chaque grosse sortie US se doit d’être mondiale afin de pouvoir rentrer dans ses frais, pas de « blockbusters » sur le territoire américain signifie aussi leur blocage sur la plupart des autres marchés, en premier lieu desquels celui de l’exploitation française. 

Impression largement confirmée en tête de gondole par les ultra-soporifiques Chongqing Blues (réalisé en 2010 !) et The Crossing (un film = une idée : euh, vraiment, est-ce bien suffisant ?). Ces deux derniers étaient talonnés de très près par  Tiempo Despuès  (œuvre d’anticipation testamentaire qui manque terriblement de folie) ou encore La troisième épouse  (drame très esthétisant, un peu vain). Ces trois derniers titres remontant à 2018, il convient de se demander si dans le « monde d’avant » ils auraient vraiment eu droit à une sortie salles, noyés dans une masse de 15 à 20 sorties hebdomadaires… Et s’ils ne doivent pas tout simplement leur parachutage sur le marché en partie grâce à la période de disette qu’ont pu connaître les salles, lors de leur réouverture au tout début de l’été dernier. En même temps, on ne tiendra pas rigueur là encore à ces ouvrages et leurs distributeurs d’avoir répondu présents quant à aller indubitablement au charbon. On s’est juste beaucoup fait suer en découvrant tous ces titres, alors même que la ventilation était censée être bien réglée, mesure de protocole sanitaire oblige…

QUAND TOUT A COUP…  DEUX PEPITES !

Fort heureusement, sur cette même cartographie des cinémas du monde, des propositions aussi vaillantes que Park (2016) de la cinéaste grecque Sofia Exarchou – comme du Gus Van Sant en nettement plus rugueux – mais aussi dans une moindre mesure, Exit (2018), suspense du danois Rasmus Kloster Bro (que tout claustrophobe qui se respecte devra rigoureusement éviter) se risquaient tous deux à effectuer une sortie salles sur la première quinzaine de juillet. 

Sans bénéficier de la couverture médiatique et du lancement du petit dernier de François Ozon, sorti à peu près dans le même temps comme un « french blockbuster », ces deux ouvrages aux antipodes l’un de l’autre auraient mérité – surtout le premier – une bien meilleure exposition ! Tant le cinéma y transpire par tous les pores, et s’y signale comme toujours « bien vivant » : comme recherche, création, voire assomption d’une forme. 

PARK

Park nous plonge dans le village Olympique d’Athènes, mais dix ans cependant après les Jeux… Des jeunes désoeuvrés errent entre les ruines et les arènes sportives délabrées, transformées en un nouveau terrain de jeux, parfois dangereux…

Face à Park, l’on comprend assez vite que le cinéma reste décidément toujours et d’abord une histoire de regard (porté sur, y compris sur ce qui ne devrait guère revêtir d’intérêt à nos yeux), comme de temps qu’on laisse filer, se diluer : y compris là encore lorsqu’il s’agit d’enregistrer un beau néant, comme c’est justement le cas ici, et pour cela il faut bien du talent ! 

Assez proche de l’installation sur sa première heure, Park gagne au forceps dans son dernier tiers en élisant enfin un personnage principal, pour le confronter à une forme de barbarie bien contemporaine (le tourisme international dans un pays endetté jusqu’à l’os). Là encore la réalisatrice ose et réussi encore davantage le pari de la durée, sur la corde raide d’explosions de violences toujours palpables, rarement toutefois menées à bout : grand film décidément, qui aura attendu quatre ans pour sortir sur les écrans, en catimini qui plus est, faute d’ « offre réelle » comme beaucoup l’auront affirmé ! 

EXIT

Une jeune journaliste se retrouve prisonnière d’un sas de décompression sur un chantier du métro de Copenhague, en compagnie de deux ouvriers étrangers…

Même si la première partie d’Exit pourra en décourager plus d’un (image assez banale, manque de crédibilité, invraisemblances à la limite parfois même du ridicule), il faut savoir se montrer un peu patient. Se montrer patient, persévérer, rester, y compris lorsque cela est mal engagé : une attitude de spectateur qui rejoint totalement la petite leçon de vie distillée au final par Exit ! 

Car sur sa seconde partie, le film « accroche » bien davantage : rien de tel en effet qu’un écran complètement noir pour foutre vraiment la trouille et ce à plusieurs reprises, à plus forte raison dans une salle de cinéma : sans parler d’un filmage de plus en plus tendu, resserré, proche des corps et surtout des souffles que l’on cherche à compenser, à sauvegarder. Même si on est certes très loin d’Abyss de James Cameron, Exit ne propose pas seulement un voyage dans les bas-fonds, mais aussi vers une forme d’abstraction : en nous sommant de nous tenir nous-mêmes d’autant plus en éveil, aux côtés de son dernier pré carré de survivants… 

ET ENSUITE… ? LA RUEE VERS L’OR ! 

DAWSON CITY : LE TEMPS SUSPENDU

Avec des « OFNI » tels qu’Exit et Park, on commence à entrevoir que les fonds de tiroirs peuvent cacher parfois quelques belles petites pépites. Mais l’on avait encore rien vu, car c’est en fouillant bien au fond (d’un tiroir) que l’on peut parfois tomber aussi sur un authentique bijou de famille ! 

La bande-annonce de Dawson City : le temps suspendu, faisait craindre le pensum, le « docu beau mais chiant », et nous engageait pourtant à y aller à reculons, comme souvent c’est le cas. Probablement diffusé sur ARTE il y a quelques années dans le cadre de sa case réservée au documentaire de création « La Lucarne », ce « fonds de tiroir » se pose pourtant en sublime exception qui vient confirmer la règle : tant ses « tiroirs » à lui sont pleins à craquer ! 

Quiconque s’intéresse au cinéma expérimental a sans doute déjà entendu parler du cinéaste Bill Morrisson, adepte du réemploi de sources préexistantes (Found Footage), fasciné par ailleurs depuis une vingtaine d’années par la décomposition. Dawson City : le temps suspendu est sauf erreur, la première de ses oeuvres à avoir pu bénéficier d’une sortie en salles, le 5 août dernier. 

Réalisé en 2016, Dawson City doit très certainement sa diffusion au cinéma de par les bons soins de Serge Bromberg (Lobster Films), figure que l’on ne sera guère surpris de retrouver ici : le père des désormais fameux « Retours de flammes » est en effet passé maître lui aussi depuis longtemps dans l’exhumation de vieux films perdus, oubliés dans des greniers, ou encore comme c’est le cas ici, enterrés à plus de six pieds sous terre… Le point de départ de ce documentaire ne pouvait en effet qu’éveiller l’attention de Bromberg, avec ses 533 bobines miraculeusement retrouvées en 1978 sous le sol d’une patinoire, qui devait être détruite pour laisser place à un vaste complexe de loisirs. 

Le temps de s’habituer à la construction visuelle de l’œuvre à priori somme toute assez classique (alternance d’interviews / extraits des nombreux films retrouvés venant illustrer le propos), et surtout, à la profusion d’informations qu’elle charrie, notre attention finit par être de plus en plus captivée : par les multiples couches narratives, strates historiques, que ces images d’archives, d’actualités très anciennes, ces vieilles bandes muettes exhumées ressuscitent, une fois ressorties de leur longue mise au tombeau. 

Car en dépit encore une fois d’une construction assez linéaire, une sorte de sédimentation finit par prendre corps sur la durée, à force de voir danser des images mortes. La fascination se trouve décuplée par ailleurs par le continuum sonore : plus précisément par la partition signée Alex Somers, flux musical quasi constant qui n’est pas pour rien dans l’envoûtement progressif suscité déjà par la beauté du visuel en présence, abîmé malgré tout par les outrages du temps. Importance de la musique : une autre constante fondamentale sur les univers créés par Bill Morrisson, qui a toujours très bien su s’entourer sur ce plan (en collaborant entre autres avec Philip Glass, Johànn Johànnson…).

Mais l’émotion grandissante générée par cette authentique splendeur n’est pas uniquement liée à l’exhumation d’un moment d’Histoire pure – un épisode de la ruée vers l’or – gloire et déclin entremêlés : ce travail absolument phénoménal de sauvetage de bobines plus ou moins altérées par le désintérêt qu’on a pu jadis leur accordé, laisse clairement entendre que le 7ème Art n’a pas toujours été cette « promesse d’éternité » que ses créateurs auront cherché à vouloir nous vendre dès son invention. Et par les temps qui courent – effondrements de sociétés ; cinéma lui-même à la peine dans son lieu premier d’exploitation – le message véhiculé par Dawson City prend une saveur particulièrement inédite ! 

Une incroyable « histoire de cinéma » en tout cas, resurgie comme des limbes, récompensée par de nombreux prix en 2017 et souvent classée parmi les meilleurs documentaires des années 2010, sur des listes établies par la critique américaine.   

A suivre….

Laurent Bossu