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LAURENT BOSSU – MON DROLE D’ETE AU CINE : EPILOGUE 1.

DE LA TROUBLANTE BONTE DE QUELQUES FILMS « ANCIENS ».

Dans pas mal de cinémas parisiens, mais aussi dans nombre de salles situées en province, on a vu fleurir lors de l’été dernier des programmations spéciales, souvent sous forme de cycles, de marathons, constitués pour l’essentiel de reprises de gros succès. Ce recours plus que de coutume à d’anciens titres avait déjà été testé auparavant par la Chine, lors de la réouverture de son parc de salles, avec par exemple Le dernier loup de Jean-Jacques Annaud… Idem aux USA, où est ressorti à défaut de chair plus fraîche en la matière, le premier « blockbuster » du nom : Les dents de la mer de Spielberg.  Pour ne rien dire du flamboyant retour de L’empire contre-attaque qui reprenait à cette occasion la toute première place du box-office US… l’été dernier !  

Certains grands studios américains, à défaut de vouloir bien sortir leurs films les plus récents, avaient en effet ouvert leur fonds de catalogue : « petit geste » qui aura permis également dans nos contrées, à des complexes de gros volume de pouvoir proposer in absentia des ouvrages – certes pas récents – qui pouvaient encore drainer du public… Mais le filon s’est rapidement tari : la fermeture temporaire du Grand Rex survenue au beau milieu de l’été, établissement qui avait absolument tout tenté en la matière, pourra en témoigner.

Certains multiplexes tels que CGR firent également le choix de programmations spéciales inédites afin de ne pas sombrer : par exemple sur Lattès, avec des séances en Drive-in, des concerts, des programmes courts… Le Drive-in tenta également une percée dans d’autres villes de province (à Bordeaux sur la Place des Quinconces, sur Caen avec le cinéma Lux…). Ce phénomène créa un début de polémique du côté de la Fédération Nationale des Cinémas Français : possiblement parce que pouvait s’y vérifier une envie de cinéma toujours très forte au niveau du public, sur de l’évènementiel ? 

A Paris, quelques salles indépendantes tentèrent des cycles dès leur réouverture, avec des fortunes très diverses (Films cultes sur plusieurs mois au Chaplin St Lambert ; programmations en lien avec les manifestations « Black lives matter » au Max Linder avec « L’autre Histoire de l’Amérique », ou dans une moindre mesure, au Panthéon avec « Mon 6-né va crack-er »). 

Alors que fin juillet / début Août, quelques salles parisiennes et davantage d’écrans encore en province décidaient de baisser temporairement leur rideau, faute de fréquentation comme d’offre, beaucoup d’autres optèrent pour le choix de rester ouvertes : à l’image par exemple de l’Alhambra sur Marseille qui proposait une rétro Guédiguian en présence du cinéaste et d’Ariane Ascaride. 

Saluons sur ce plan parmi d’autres initiatives courageuses dont on n’a pas forcément eu vent, Le Cinématographe de Nantes tout comme la Cinémathèque Française : deux institutions qui décidèrent de rester ouvertes tout l’été à la différence des autres années, avec là encore, des reprises ou des cycles constituant en temps normal déjà l’ordinaire de leur programmation. 

Ce long préambule pour enfin oser avouer que l’on vous a en partie un peu menti sur les textes précédents : car les plus beaux films de l’été dernier étaient souvent aussi des « reprises », pas toujours très bien notifiées en tant que telles d’ailleurs… Tout simplement, parce que dans certains multiplexes, il faut bien remplir les espaces de projection vacants : merci à UGC d’avoir remis donc sur ses circuits Paris/Province Le Mans 66 pour tous les (é)pris de vitesse qui avaient pu le louper à sa sortie. Ou bien encore : merci aux Ecoles Cinéma Club pour A.I., Intelligence artificielle, parce qu’une rétro Spielberg ça marche toujours un peu partout, sur Paris comme en province… Et merci enfin à l’Arlequin, qui a « osé » ressortir une des œuvres majeures d’un cinéaste souvent très décrié – à juste titre parfois, mais pas toujours – en prenant le parti de fêter les presque quarante ans de Les uns et les autres : oui, vous avez bien lu, réalisé par « retenez-bien ce nom », un certain Claude Lelouch… 

EN PISTE, AVEC LE MANS 66 de JAMES MANGOLD

Avoir loupé en salles en 2019 ce « blockbuster à l’ancienne » aura été sans doute l’un de mes plus grands regrets, lors de cette année désormais « record » en termes d’entrées dans les salles. D’autant que le film a disparu des circuits au moment même où il se voyait récompensé de deux oscars : et pas des moindres, par rapport au grand spectacle qu’il promettait (Meilleur montage et Meilleur mixage). De James Mangold, on se souvient sur les années 90 de son premier film, Heavy, très prometteur : tout comme d’avoir eu une tendresse particulière sur le moment pour Une vie volée, très diversement apprécié en son temps, malgré la performance de ses actrices. Mangold, c’est aussi le cinéaste qui a offert une certaine forme de respectabilité à Stallone avec Copland, polar très sombre qui se place entre les deux productions indépendantes citées plus haut. Dans les années 2000, il restera l’auteur d’un biopic assez enflammé sur Johnny Cash et June Carter, I Walk the Line, et d’un bon remake de 3 H 10 pour Yuma… On pourra se montrer moins friand des grosses productions que le cinéaste dirigera sur la décennie suivante, avant que Le Mans 66 ne vienne rebattre les cartes du divertissement destiné au plus grand nombre…

Le Mans 66 est un film qui ne ment pas sur le programme déroulé par son titre : les courses se déroulant sur le circuit automobile de la bonne ville du Mans sont bien au rendez-vous. Mais Mangold propose bien plus encore, revenant sur un aspect éclairant la genèse de cette fabuleuse année : la lutte acharnée entre Ferrari et Ford pour décrocher la première place du podium… 

Mais il n’est pas impossible que Le Mans 66 soit aussi un grand film sur l’amitié, le compagnonnage, envisagé depuis les partitions – très différentes – livrées par ses deux acteurs principaux : un Ben Affleck relativement effacé qui permet à son partenaire de jeu Christian Bale, de briller peut-être comme jamais… 

Progressivement, le personnage incarné par Christian Bale se pose comme l’heureux élu de cette épopée ivre de vitesse. Le pilote qu’il interprète métamorphose complètement le projet initial, censé retracer des faits réels. Bale prend en charge cette figure sportive qu’il incarne, pour en faire le porte étendard d’un vibrant plaidoyer sur le refus de devenir adulte : ou bien alors, très brièvement à la fin d’une course, pour cesser juste le temps d’une remise de trophée d’être un (grand) enfant. 

Téléguidé par cette idée, Le Mans 66 fait vraiment très fort : le film reproduisant dans la jouissance qu’il offre un sentiment grandissant de béatitude, qui renvoie son spectateur itou, à un état d’enfance retrouvé. Ce n’est certainement pas le fruit du hasard si les nombreux exploits du champion sont vécus « en direct » à la TV par le propre gamin du héros, complètement subjugué par ce à quoi il assiste. 

Car rappelons-le à nouveau, en sus de toutes les thématiques qu’il nous fait miroiter dans les intervalles de chaque nouveau défi « non auto-risé », Le Mans 66 reste bel et bien à la base un film sur la course automobile. Et au-delà, sur la vitesse et les sensations que cette pratique sportive procure : lesquelles parviennent parfois à transpercer l’écran – montage, mon beau souci ! – pour parvenir jusqu’à nous.

Est-il vraiment utile d’ajouter à ce stade, que si vous n’avez pas encore vu Le Mans 66, mieux vaut peut-être attendre pour le découvrir un de ses prochains passages sur grand écran : afin d’être encore plus ébahi que le fiston qui assiste aux frasques de son pater depuis un simple récepteur TV ; ainsi que pour ne pas louper à la volée un effet de montage encore répertorié nulle part par nos services : oscar donc bien mérité, rien que pour cet instant (rêvé ?), même si là par contre, avoir une touche « Pause » à portée de main nous aurait bien aidé, afin de décortiquer le mouvement !  

Cette faculté à convoquer le « jamais vu » pourra sembler logique, car rappelons le encore une fois, c’est Christian Bale qui tient les manettes, sur le fameux circuit des 24 heures du Mans. Mais un Bale étonnamment plus sobre qu’à l’accoutumée, tout en n’ayant pas pour autant renoncé à sa (ses) folie(s). Dans ce grand spectacle à l’ancienne – tout comme dans le récent « Hostiles » de Scott Cooper – l’acteur trouve (enfin) un film à sa juste mesure : ce qui lui permet d’en faire nettement moins qu’à son habitude, tout en étant simplement prodigieux. D’une certaine manière, la composition de l’acteur nous venge un peu sur le moment de celle de son compatriote, qui lui a raflé la précieuse statuette : cet oscar du meilleur interprète masculin qui aurait normalement dû lui revenir en début d’année. En effet sur ce plan, la « performance » d’acteur se fond – au point de disparaître purement et simplement – dans l’image, parvenue en fin de course à son plus haut stade de combustion, sur une intrigue où la touche « pause » par contre n’a pas été enfoncée ! Après avoir embrasé tout l’écran, promis, juré, vous verrez Bale se dissoudre dans l’image, une fois qu’il aura conduite celle-ci à son zénith : ou comment un acteur qui a toujours fait son petit effet se transforme à son tour en pur « effet spécial ». C’est très probablement pour cette raison que les Oscars l’ont oublié dans la catégorie où il était nominé : il n’y était tout simplement pas à sa place ! 

(RE)VOIR AUJOURD HUI A.I., INTELLIGENCE ARTIFICIELLE de SPIELBERG

Sur Paris comme en province, certains programmateurs optèrent donc l’été dernier pour des cycles d’auteurs, ou des cinéastes américains cultes tels Tarantino se taillèrent la part du lion. Les rétros Spielberg qui eurent parfois lieu sur cette même période de « disette » furent aussi une bonne occasion de « rattraper » des œuvres pas vues en leurs temps : parce que tout simplement pas assez de désir, durée trop longue, ou encore… envie de croire une critique ou des spectateurs divisés, mais plutôt du mauvais côté de la barrière.

Et puis il faut bien dire que l’on s’était pas mal éloigné du Spielberg de notre enfance (Les aventuriers de l’Arche Perdue ; E. T.), tout comme de celui qui nous avait réjoui d’avoir des convictions sur notre adolescence (La couleur pourpre). Dès la fin des années 80, juste après  La dernière croisade d’Indiana Jones, on avait pris pour ainsi dire congé d’un cinéaste dont on avait encore à cœur de prendre des nouvelles de temps à autre : en fonction des projets et de nos intérêts propres (de La liste de Schindler à Cheval de guerre en passant par Minority Report et La guerre des mondes).

Et puis, avoir découvert en toute fin d’exploitation Pentagon Papers, œuvre d’investigation aussi importante par les temps qui courent que le dernier Todd Haynes (Dark Waters), nous suggéra de jeter un regard rétrospectif sur la filmographie de Spielberg : guidé par un sentiment persistant d’y avoir peut-être loupé quelque chose d’important. Et effectivement, sur près de deux décennies, subsistait tout un petit jeu d’évitement avec A.I., Intelligence artificielle, y compris lors de ses nombreux passages télévisés. 

Et justement, sur l’une de ses dernières diffusions TV, la lecture d’une critique (positive) dans un grand hebdo culturel qu’on peut acheter, lire sans posséder de télévision, nous aura plus qu’aiguisé l’appétit. Voire même, mieux que cela : outre l’impression d’être passé à côté d’un ouvrage controversé, mais apparemment digne d’intérêt, beaucoup d’arguments nous portaient à croire dans cette notule que A.I. pouvait nous être étrangement destiné…

Qui plus est, Damien Ziegler a consacré en juin dernier un ouvrage entier, au titre aussi beau qu’intrigant (AI, ou la fin de la mélancolie) à cette production difficilement résumable et qui ne date pourtant pas d’hier : et ce, chez un éditeur (Lettmotif) parmi les plus innovants qui puissent être actuellement en matière d’écrits sur le cinéma.

Tout un faisceau de signes se mit donc à interférer, comme pour nous faire comprendre qu’il était peut-être grand temps « de s’y coller », et que toutes ces stratégies d’évitement avaient bien assez duré. Le petit jeu dura malgré tout encore quelques semaines, le temps de trouver un horaire adéquat, au gré d’une programmation estivale assez fantasque, qui cependant une fois n’est pas coutume, laissait plus longtemps les films tenir l’affiche. Et puis la rencontre a  fini par avoir lieu, comme par hasard un « samedi soir », comme pour rendre hommage déjà au « cinéma » se rangeant précisément dans cette catégorie…

Et c’est alors que beaucoup de souvenirs nous sont revenus en mémoire : tout le monde ne s’était pas réjoui en effet de voir un scénario de Kubrick tomber dans les mains de Spielberg, deux ans après la mort du maître : et ce, en dépit de l’accord de ses héritiers. Mais au moins, Spielberg n’a pas le cœur sec, et ce défaut de sentimentalité qui lui fut souvent reproché peut tout aussi bien se retourner, pour critiquer l’excès de froideur de presque toute mécanique kubrickienne qui se respecte… 

Car si l’on peut effectivement éprouver quelques hauts le cœur justifiés face au grand barnum que Spielberg convoque sur toute la partie centrale d’AI., ses belles promesses de paradis artificiels, on peut aussi être pris de court par l’étonnante rupture de ton alors engendrée : avec une première heure tout ce qu’il y a de plus sobre et vraiment très intrigante, qui obéirait plutôt elle, à la réalité et à ses principes. Sur ce plan, mieux vaut découvrir le film en salles lors d’une toute première vision, afin d’apprécier à leur juste valeur les « loopings » sévèrement  accidentés que Spielberg nous impose côté mise en scène (ou s’en atterrer, pour les détracteurs de l’œuvre). 

Cette séance de rattrapage aura été en tout cas bienvenue, pour statuer déjà sur la qualité du « produit », qui n’est certes pas sans boursouflures, tout en pouvant laisser au final le spectateur pas mal sonné, dans un drôle d’état en tout cas. Car vient peu à peu se superposer à l’intrigue high tech de l’ensemble, un suspense bien plus intime et plus personnel : lequel nous permet de mieux cerner les raisons de notre indécision, quant à vouloir découvrir après des années cette adaptation d’une nouvelle de Brian Aldiss : « Les supertoys durent tout l’été ».  Outre des critiques hyper mitigées lors de sa sortie à l’orée des années 2000 – se disputant les mérites de l’œuvre sur laquelle Kubrick avait longtemps travaillé face à la copie édulcorée rendue au final par Spielberg – AI propose une intrigue qui les années passant, pourrait bien vous regarder dans le blanc des yeux. 

Certes, comme à son habitude, Spielberg ne peut pas s’empêcher de jouer à l’enfant. Mais s’il convoque les contes – tout particulièrement Pinocchio à sa très juste place ici – c’est aussi pour nous laisser entendre in fine, une fois tous les effets de son grand huit remisés au garage, que magie et vraie vie s’avèrent très loin d’être compatibles sur le long terme : et ce bien évidemment dans tous les cas de figures.

En tout cas, pour quelqu’un qui serait « entré en cinéma » avec Les aventures de Pinocchio de Comencini – dans sa version feuilleton qui plus est ! – être confronté à la relecture du mythe sous l’angle ici d’une modernisation robotique effrénée, pouvait se risquer à un tout autre procès que celui intenté par les fans de Kubrick, accrochés à une version qui ne verra jamais le jour…

Mais là encore, pas de chance, Spielberg s’en sort honorablement, et frappe même très fort sur le dernier tiers du film : renouant avec le réalisme de la première partie d’AI, il en vient donc même à casser tous ses rutilants jouets. Car Intelligence artificielle appartient à cette race souvent très noble d’ouvrages auquel il vaut mieux se confronter avant de perdre sa mère : sa déflagration finale se faisant ressentir en effet bien davantage encore, une fois qu’on l’a perdue. Petit clin d’œil en passant à Imitation of Life de Douglas Sirk, sur son tout dernier quart d’heure…Et comme ce « dernier quart d’heure », au sein d’AI, devient un segment entier que son réalisateur cherche volontairement à éterniser, l’on finit par saisir, bien au-delà de l’émotion qui peut submerger à ce stade, le réel défi de cette adaptation hier très contestée : sur AI, véritable millefeuilles spatio-temporel mélangeant tous les temps incertains à venir, Spielberg aura réussi à faire tenir dans un même espace-temps de projection l’enfant qu’on a été – à qui il aura tant donné sur ce moment de l’existence – avec l’adulte qu’on est devenu aujourd’hui, qui ne cesse de courir à sa perte. En soi donc, pas forcément un mince exploit ! 

(RE)VOIR AUJOURD’HUI LES UNS ET LES AUTRES de CLAUDE LELOUCH

On avait « rompu » avec le cinéma de Claude Lelouch sur le temps de l’adolescence, sans parvenir à se souvenir de ce qui avait pu causer une discorde qui allait durer des décennies. Sans doute était-il plus convenable, pratique même, de faire comme l’ensemble de la critique, dès lors qu’on commençait à prendre le cinéma au sérieux… En même temps, lorsque La môme est sorti, avec le succès que l’on sait, Edith et Marcel, découvert au beau milieu de la nuit sur Canal + au mitan des années 80, nous est brusquement revenu en mémoire : en tout premier lieu l’émotion absolument pas fabriquée qui s’en dégageait, grâce à l’interprétation habitée d’Evelyne Bouix. Le film de Lelouch n’avait pas marché, à l’inverse de son pénible suiveur…

Un bon quart de siècle plus tard, sur un vrai coup de tête  – du Lelouch au carré, en quelque sorte ! – on s’engage en toute dernière minute un soir vers la Cinémathèque, avec une envie subite de découvrir Mariage : au départ juste pour le plaisir (coupable ?) de voir réunis à l’écran Bulle Ogier et Rufus. Et puis, après tout, Mariage avait aussi fait un bide, bien plus cinglant encore qu’Edith et Marcel, tout en étant rentré dans ses frais, puisqu’il avait coûté très peu cher ! Ce soir là, dans la salle, Mariage fut pourtant loin de ne pas fonctionner, trouvant peut-être enfin son public : lequel devant cette œuvre en noir et blanc, plutôt sombre, ne masqua aucunement sa joie. Impression de réparer une injustice, d’assister qui sait à un début de réhabilitation : Lelouch à la Cinémathèque ? Il fallait vraiment confirmer l’essai, afin d’y voir plus clair… 

Et c’est ce que fit la vénérable institution, sans trop toutefois en abuser, en projetant depuis entre autres Un autre homme, une autre chance, avec James Caan et Geneviève Bujold : là encore, envie d’acteurs, énorme bide mais great movie ! Suivra La bonne année avec Ventura : titre choisi personnellement par son actrice principale, Françoise Fabian, remportant alors un beau succès pour sa rencontre publique lors de l’hommage qui lui fut rendu il y a peu à Bercy. Dommage sinon par contre pour Le voyou avec Trintignant dont on dit aujourd’hui le plus grand bien, projeté lui aussi dernièrement à la Cinémathèque, hélas loupé sur le moment : et un peu dommage également pour Une fille et des fusils qui ne tient pas toutes ses promesses… peut-être aussi parce qu’il démarre vraiment très fort. Mais là encore, même scénario que pour Françoise Fabian / La bonne année : rétrospective Jean-Pierre Kalfon qui choisit non seulement le film, mais invite aussi pour l’occasion Lelouch. Lelouch qui, à la Cinémathèque (!), lui vole la vedette… Un peu comme s’il avait enfin été convié à la rétro qu’il n’a, pour sa part, jamais vraiment eu ! Sauf à l’Institut Lumière de Lyon en Février 2018, qui présenta à cette occasion une partie de son œuvre…

Tous les titres cités ci-dessus, datant des années 60/70, dessinaient une image assez inédite et globalement positive, accompagnés également de mémoire par un segment très étonnant de l’œuvre collective 11’09’’01 September 11, elle bien plus récente : Lelouch avait été choisi par Jacques Perrin producteur pour représenter la France, signant un des courts parmi les plus intéressants du projet, quasi muet et interprété par Emmanuelle Laborit. C’est la découverte de ce court – un des meilleurs du projet avec le segment d’Innaritu – qui reste sans doute le point d’origine quant à une envie de statuer à nouveau, pour ma part, sur le « cas » Lelouch… 

Alors, lorsqu’au cœur de l’été dernier, pendant que nombre de salles refermaient leurs portes sur Paris comme en province, le cinéma l’Arlequin fit une reprise inattendue de Les uns et les autres, ce fut un peu comme si l’heure de vérité était venue. Car découvrir enfin cette œuvre surdimensionnée, s’apparentait aussi à exaucer comme un rêve de gosse : la BO avait remporté à l’époque un énorme succès, les genres musicaux s’y bousculaient, suggérant la promesse d’une intrigue où la musique occuperait une place centrale. Pourtant, sur ce plan, lors des scènes d’exposition, l’on peut raisonnablement se demander quel (sale) tour Lelouch est en train de nous jouer : le cinéaste nous fait voyager d’un pays à l’autre, les séquences se succédant de manière un peu arbitraire, imposant en tout premier lieu un pot-pourri musical qui pourrait faire craindre le pire. En fait, l’enchaîné musical se substitue au mode de présentation classique des (multiples) personnages qui vont composer la fresque à venir : la musique représente ici un langage commun, le socle – hyper composite, mais ferme – qui réunira sur le grand final toutes les figures encore vivantes, ainsi que leurs descendants, autour du Boléro de Ravel, lors d’un grand gala de bienfaisance. De 1937 au début des années 80, Les uns et les autres s’attache en effet aux destinées de quatre familles de musiciens, en France, en Allemagne, en Russie et aux USA.

Pour reprendre les déclarations de Lelouch, la bande musicale fut ici le premier élément tout comme « l’élément premier », préexistant à la construction de l’œuvre : Les uns et les autres fut entièrement découpé selon ses dires sur la musique, dont toutes les occurrences avaient été enregistrées avant tournage, par Francis Lai et Michel Legrand. Mais bizarrement, ce n’est pas tant sur l’importance revêtue par le musical qu’on aura envie aujourd’hui de s’attarder : tout en reconnaissant la part d’émotion non négligeable que cet élément charrie avec lui tout au long de cette grande fresque historique. Sur l’utilisation de la musique, on pourra même parfois trouver le film un peu ampoulé, même s’il flirte ailleurs à plus d’une reprise avec les ailes du sublime : de ce point de vue, tout ce qui échoit au (second) personnage interprété par Géraldine Chaplin, la chanteuse américaine Sarah Glenn, atteint des rivages insoupçonnés. Il faut voir avec quelle passion Lelouch filme « la fille de Charlot », ou encore son idylle supposée avec le jeune Manuel Gélin, qui reprend la chanson-titre du film, « préféré » à Nicole Croisille, pourtant bien présente elle aussi sur quelques séquences chantées et chorégraphiées dans le film…

Ce qui sidère davantage aujourd’hui sur Les uns et les Autres, plus que sa BO qui aura fort bien su traverser le temps sur certaines de ses parties, c’est tout d’abord son rapport à l’Histoire avec un grand H. Ensuite, la liberté de cinéaste que Lelouch s’octroie de manière générale : une liberté qui lui est souvent rattachée, qui aura pu en énerver plus d’un, mais qui lui aura permis parfois, comme c’est le cas justement ici, d’avoir des idées géniales. 

Ce qui séduit de manière générale dans le traitement de l’Histoire, c’est cette vision d’ensemble pas si réductrice qu’elle ne s’en donne l’air de prime abord. Il a beaucoup été question, en termes de reproches – et plus rarement aussi, en matière de compliments – de simplification, voire de « mélo » dans la représentation des grands conflits qui auront ravagé le siècle dernier. De ce point de vue, il faut revoir aujourd’hui Les uns et les autres à la lumière de nombre de grands débats qui traversent la société actuelle : Lelouch ne visait-t-il pas alors tout simplement l’image forte ?  Moins celle qui choque que celle qu’on n’est pas prête d’oublier, qui imprimera durablement son empreinte dans la conscience : à la manière d’un tatouage de déporté montrant son numéro de matricule à une assemblée d’écoliers, en plus des récits dont il se sera tout d’abord fait le témoin. 

Car l’on pourra toujours contester sur ce plan les aspects les plus « romanesques » de l’œuvre, il semblerait néanmoins qu’ils s’inspirent tous de faits réels. 

Trois exemples : le petit garçon qui subit un contrôle de circoncision dans sa classe par un officier allemand, que sa maîtresse sauve des camps en faisant croire à une opération, puis en lui faisant réciter un « Nôtre père » qu’elle lui a appris par cœur… Ce petit écolier n’est autre que Claude Lelouch lui-même ! 

Le personnage incarné par Nicole Garcia – sur lequel le cinéaste met le paquet en matière de dévastation – qui abandonne son nourrisson sur les rails lors d’une halte en gare, afin de le sauver lui aussi de l’horreur de la déportation, provient directement d’une histoire racontée par ses parents au réalisateur. Ensuite, le traitement filmique se charge d’ériger toute l’existence de cette femme en destin, en transformant ce point de départ en fêlure sur une vie entière. 

Ce compositeur allemand enfin, interprété par Daniel Olbrychski, qui joue en Amérique devant une salle (presque) vide, est une mésaventure qu’Herbert Von Karajan a lui-même connue lors d’un concert donné après-guerre en Amérique : l’importante communauté juive new-yorkaise avait acheté toutes les places sans s’y rendre…

Petit bonus supplémentaire dans cette vision de l’Histoire revue et corrigée par Claude Lelouch, pour ce qui regarde précisément ce dernier exemple : en matière de conflits guerriers, les gagnants d’aujourd’hui sont souvent condamnés à être les perdants de demain. Les juifs new-yorkais s’étaient en effet rués sur les places du concert en question, sans pour autant venir assister au spectacle, afin de se venger d’un compositeur aussi proche de son art un moment donné que des nazis… Cette idée de permutation se donne également à voir sur l’un des plus fameux plans-séquences de l’œuvre : lorsque le personnage incarné par Nicole Garcia revient des camps dans une gare, depuis laquelle Olbrychski rentre dans son propre pays, vaincu. 

Enfin, dernier point dans le même ordre d’idées qui pourra donner encore davantage de grain à moudre à ses détracteurs : Lelouch semble vouloir mélanger avec une certaine désinvolture tous les conflits entre eux (mondiaux, coloniaux, désastres humains dont la Croix Rouge aura à s’occuper sur le grand final de l’œuvre…). Plus qu’un tour de vis supplémentaire en matière de simplification, ne vaudrait-il pas mieux voir dans cette condensation hâtive, la puissance de dévastation intégrale qui se donne comme seule clef de lecture possible de tous les conflits passés comme à venir ? Montrer les ravages de la guerre, pour Lelouch à l’époque des Uns et les autres, c’était se sentir comme investi d’une mission « civique et salutaire » : en dramatisant quelque peu le réel, Lelouch revisite moins l’Histoire qu’il ne nous la redonne à voir, afin qu’on s’en souvienne une bonne fois pour toutes, y compris au travers d’un miroir un peu déformant. Ne surtout pas oublier que le film s’ouvre sur une citation de Willa Cather qui tourne autour de la question de la mémoire et de son rapport au temps qui passe…

Sinon, Lelouch c’est la liberté de filmer comme on l’entend, mégalomanie comprise, et c’est souvent de loin la principale raison de sa détestation chez ses détracteurs. Pourtant, cet aspect très casse-cou donne lieu dans Les uns et les autres à des moments très surprenants : tout d’abord, ces quelques ellipses absolument sidérantes qui sans crier gare, nous font effectuer des bonds d’une vingtaine d’années. Dans le genre, la toute dernière, nous faisant basculer dans les années 80, époque tout juste contemporaine à la sortie de l’œuvre en salles, convoque un Lelouch qui n’a qu’une (seule) envie : d’abord se faire plaisir ! On pense un moment à une inversion malencontreuse de bobines : tant le spectateur est cueilli à vif par ce qui se donne clairement comme un documentaire vrombissant sur l’aviation et ses plus beaux spécimens… Mais cette démonstration des dernières avancées de la technique est si incroyablement filmée qu’on ne peut que se laisser (em)porter, dans l’attente que l’action puisse raccorder avec la suite de l’épopée. Lelouch aime donc les avions, surtout les plus imposants : pas de problème, même si la digression, sur l’écran tout comme ici dans le texte, pourra paraître des plus incongrues. Mais surtout, sa manière de les filmer, de les « promouvoir » sur ce moment comme de puissants accélérateurs de fiction, en impose plus encore que les gabarits qui se retrouvent contre toute attente subitement à l’écran. 

Car ce qu’il n’est pas interdit de se dire, en (re)découvrant deux ans plus tard ce film restauré en 2018, c’est qu’il serait peut-être temps de reconsidérer en 2020 le « cas » Lelouch, visiblement très calé sur des questions de techniques cinématographiques, et meilleur premier « critique » aussi parfois de son travail : on pense à cette version TV du film qui nous occupe qu’il n’aime guère, filmée dans un autre format que cette version de 3 h 15 pour le grand écran, qui pour lui reste la seule valable. Et il faut sauver aussi cette sentinelle du cinoche parce que les folies les plus gratuites de Lelouch pourraient être riches elles aussi d’enseignements, pour pas mal de tâcherons qui s’expriment aujourd’hui en numérique. Etrangement, le cinéaste fut pourtant l’un des premiers, dès la fin des années 80 sauf erreur, à espérer de ses vœux un tel assouplissement de la technique, prêt déjà à l’époque à tourner lui-même en vidéo… 

La figure de l’ellipse évoquée plus haut, est directement connectée à la part sans doute la plus profondément novatrice de l’œuvre : distribuer une partie de ses comédiens – James Caan, Géraldine Chaplin, Robert Hossein, Evelyne Bouix, Rita Poelvoorde et Georges Donn – sur des doubles rôles. A  ce petit détail près que ces doubles partitions se partagent toutes entre futurs descendants des générations précédentes… Les interprètes cités plus haut jouent à la fois les filles et fils de, en même temps que celles et ceux qui les ont engendrés : idée de mise en scène absolument géniale, même si elle désarçonne de prime abord, qui permet au cinéaste des futurs Viva la vie ! et Partir, revenir d’aborder pour la première fois la thématique de la réincarnation. Ce thème reviendra en effet hanter tout particulièrement Partir, revenir, autre titre construit entièrement autour de la musique, cette fois Rachmaninov, mais aussi l’un des Lelouch les plus controversés, La belle Histoire

On se retrouve donc avec les doubles rôles des Uns et les autres au cœur même des parties probablement les plus émouvantes de l’œuvre : cet aspect pour le moins inattendu dépasse sans doute en matière d’irrationnel sa part proprement musicale, parvenant déjà  à faire tenir ensemble par on ne sait quel miracle une foule de styles hétérogènes. Sur ces doubles partitions d’interprètes, Lelouch explique lui-même la cohérence de sa démarche, restant « persuadé que nous venons (tous) de très loin et que nous perpétuons la mémoire de ceux qui nous ont précédés ». En s’émancipant du réalisme – aucun enfant qui ne soit physiquement la copie conforme, le « jumeau » de ses propres géniteurs – il retrouve cette part proprement magique du cinéma qui consiste à ressusciter les morts. Il agrémente au passage cette caractéristique propre au médium d’une touche très personnelle : dans Les uns et les autres, le souvenir le plus ressemblant de certaines figures défuntes perdure donc dans les corps qu’ils auront eux-mêmes engendrés, parfois juste avant de tirer leur révérence. Imaginez la fortune cinématographique, la fontaine à émotion.

Ce texte est dédié à Jean-Yves Le Bohec, décédé du coronavirus en avril dernier : pour m’être beaucoup moqué sur un quart de siècle de sa « passion » pour Claude Lelouch.