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BERTRAND FEVRE – TANT PIS POUR L’IDAHO

« Certaines choses restent perdues dans la nuit » Camille Claudel

FACE A

Il y a un mois je retrouvais l’élégant et fascinant Bertrand Fèvre à Arles dans sa galerie de photos « Shadows ». La dernière fois que nous nous étions croisés c’était à New York en 1989.

A l’époque mon cousin était chroniqueur musical pour un hebdomadaire américain. Il était surtout très lié à un être charmant, borderline, emblématique d’une certaine idée de l’underground, le chanteur Alan Vega, leader du groupe SuicideAlan nous avait laissé dans un café pour aller rejoindre au Chelsea Hotel, un certain Etienne D…Avec mon cousin nous avions alors passé du temps chez des disquaires, il en profitait pour parfaire ma culture musicale moi le jeune homme inculte de 17 ans, lui de 5 ans mon aîné. Bien sûr quand Alan avait prononcé en français « j’ai rendez-vous avec Etienne Daho» on s’était tous les deux regardé. Moi je venais de le voir en concert au Mans le 28 février 1989. 

Et si je raconte le regard de mon cousin sur moi c’est pour signifier qu’il était au courant et que dans l’élan d’un clin d’œil il m’offrait mon cadeau d’anniversaire, à rebours, comme toujours mélangeant les dates, pour rencontrer mon idole qui allait bientôt débouler dans ce café. Bertrand Fèvre était aussi bien évidemment présent et rencontrer un réalisateur pour l’adolescent provincial que j’étais c’était de l’ordre du miracle. Mais cette même année le 2 mai 1989 avait vu la sortie de « Disintegration » du groupe The Cure. Et ce mot allait m’accompagner pendant de longs mois. Mon cousin quelques mois plus tard disparaitrait, à tout jamais, dans le down town New Yorkais…Je ne découvrirais qu’à l’automne les images de la rencontre au Chelsea Hotel entre Etienne Daho  et Alan Vega à l’avant première de « Tant pis pour l’Idaho » au cinéma La pagode, aujourd’hui à l’abandon…

Est ce que « certaine choses restent perdues dans la nuit » ? Nous allons essayer de répondre à cette question en espérant une fin heureuse et rembobiner ensemble la cassette VHS de ce documentaire de 49 mn, réalisé par le cinéaste et photographe Bertrand Fèvre. Ok ? Let’s go et « Tant pis pour l’Idaho ».

FACE B

« Tout occupé à son écriture, Antoine ne vit pas la jeune femme qui s’était assise en face de lui. Et même s’il l’avait vue, on peut parier qu’il n’aurait rien su d’elle. Quand on regarde quelqu’un, on n’en voit que la moitié. »La discrète – Jean-Pierre Ronsin et Christian Vincent


Tout d’abord pour voir ou revoir Tant pis pour l’Idaho, ce n’est pas très simple… Car cela peut paraitre incroyable mais cet objet de désir n’a jamais été réédité en DVD ou Blue Ray… Tout aussi incroyable lorsque Bertrand Fèvre vous apprend qu’il n’y a aucune image du Condamné à mort  de Jean Genet (projet initié par Jeanne Moreau et Etienne Daho, dans les loges de l’Olympia, suite à son interprétation de Sur mon cou) en live, même pas dans la cour d’honneur du Palais des Papes à Avignon ( où Edith Fambuena était présente sur cette mini tournée…). Maintenant avec la disparition de Jeanne Moreau et celle de Alan Vega, je me souviens du film La femme publique de Andrzej ZulawskiFrancis Huster y jouait le rôle d’un cinéaste qui disait à Valérie Kaprisky « Tu sais à quoi ça sert au fond du fond le cinéma? A conserver l’image de nos morts. »

 
Dans cette aventure Américaine, il y avait la présence d’une photographe, Fréderique Veysset. Naissance d’un livre illustrant cette épopée : Daho dans tous ses états. Mystérieux aussi Etienne Daho à la fenêtre d’une chambre du Chelsea Hotel regardant dehors, mais il n’y a aucune présence de Alan VegaAlan Vega est bien présent dans le documentaire, mais a disparu dans le livre, on se croirait dans le film d’AntonioniBlow up


Pour visionner cet objet d’un incroyable désir il vous faudra dénicher dans votre garage, dans un vide grenier ou sur le net un appareil du siècle dernier, un objet imposant et lourd, un magnétoscope… 


A l’origine de ce documentaire Tant pis pour l’Idaho il y a le désir fou et absolu de Bertrand Fèvre pour filmer Chet Baker, ce qui sera fait dans un documentaire en noir et blanc de 10 mn Chet’s romance. Un écrin pour restituer le génie de l’ange déchu… César du court métrage en 1989, présenté aussi en compétition au festival de Cannes. C’est donc Etienne Daho qui contactera directement Bertrand Fèvre pour être filmé comme Chet Baker, avec la même délicatesse et intensité. Dans un noir et blanc. Un clair obscur. Ils décident tout d’abord de filmer avant et après, lors des concerts au Zénith de Paris (du 20 au 26 janvier 1989), tout ce qui était off, dans les coulisses, backstage, avec en plus l’enregistrement de la chanson : Des heures hindoues. On sera donc des témoins privilégiés d’une certaine intimité puisque nous verrons Etienne Daho frémissant et fébrile à l’attente de monter sur scène, faisant les cents pas puis fondre en larmes en sortant de scène dans une obscurité protectrice…


Incroyable mais vrai, ils n’obtiendront pas le budget suffisant pour filmer l’ensemble du concert mais par contre une somme conséquente pour une petite ballade aux States et l’état de L’Idaho, 15 jours à la dérive entre New YorkEl Paso, le Texas, le Nouveau-MexiqueWhite SandsSanta Fe et Nasheville…Mais l’aventure n’ira pas jusqu’à L’Idaho, d’où le titre…On peut aussi se demander ce qui a pu séduire Bertrand Fèvre, grand spécialiste de jazz, connaissant très peu le répertoire d’Etienne Daho. Certes, il l’avait croisé dans quelques soirées nocturnes, adorait Duel au soleil et en aurait bien réalisé le clip. Mais à l’époque l’image d’Etienne Daho est assez lisse,  il passe pour le gendre idéal et même s’il apparait comme quelqu’un de sympathique, était ce suffisant pour Bertrand Fèvre, qui a une éthique culturelle, de réaliser ce projet ? Puisque viendront après Chet Baker Ray CharlesMiles Davis et Barbara


A l’époque Etienne Daho, faisait des parties de cache cache avec l’homme qu’il était et la presse, qui lui avait construit une biographie, éronnée, ce qui l’arrangeait bien pour masquer sa tragédie personnelle. Bien plus tard Dominique A lui composera En surface qui exprimera parfaitement son état à un certain moment de sa vieIl donnait à voir ce qu’on attendait de lui et en ce sens Tant pis pour l’Idaho va faire advenir un Daho plus authentique. 


Ce qui a du séduire Bertrand Fèvre c’est certainement le Etienne Daho intime, lui que l’on découvre par moment dans le documentaire délicat, touchant, extrêmement profond, passionné d’art, fou de musique, avec une bonne dose d’humour et leur amour commun pour Chet baker.
Au départ cela peut sembler comme une récréation ce projet, une bonne blague entre amis, une petite colonie de vacances en vadrouille ce qu’il est aussi.


C’est sûrement l’écoute assidue du jazz, qui a créé cette forme qui semble libre, dans laquelle Bertrand Fèvre, dans une narration décousue, à su saisir dans cet espace de délicatesse, de confiance et d’authenticité des espaces de confidence très touchants. Un  labyrinthe joyeux, avec des arrêts, fragmentant ainsi le puzzle de ce périple en une pure sensation, faisant sortir Etienne Daho des clichés habituels. Pouvoir redécouvrir sa voix, juste accompagnée d’une contrebasse et d’un saxophone  (recrutés la vieille du tournage de cette scène) dans « The shadows of your smile » est un grand bonheur. Longtemps attaqué justement sur sa voix il est nécessaire de rappeler ce que disait Lou Reed en 2011, lui qui pouvait être avare en compliment et souvent d’une humeur massacrante « La texture de sa voix est l’une des plus pure et des plus chaudes et elle a la couleur d’un coucher de soleil et du champagne ».


Finalement la voix d’Etienne Daho n’est pas si éloignée de celle de Chet Baker. C’est sûrement ça qui a séduit aussi Bertrand Fèvre. Il y reconnaissait une affinité. Tout est affaire de souffle, léger, d’un roseau qui plie mais ne rompt pas, une extrême fragilité.


On peut imaginer que ce documentaire à lentement infusé dans l’imaginaire d’Etienne Daho. Et ce n’est sûrement pas un hasard, si l’album qui va suivre Paris Ailleurs, commence par Des attractions désastre des paroles d’une audace folle, d’une sincérité absolue.Traversé du miroir pour Etienne DahoBertrand Fèvre va fixer avec ce documentaire la chrysalide, l’éternel adolescent, l’image de Lucky Luke bien avant son envol à nouveau pour New York lors de la création de Paris ailleurs


Nick Night, photographe, révèlera la transition. Sur la pochette de l’album, apparaîtra le visage d’Etienne Daho, de face, plein cadre, dans un noir et blanc surprenant, rugueux très loin du personnage en couleur créé par le duo Pierre & Gilles pour la pochette de La notte, la notte. Le documentaire Tant pis pour l’Idaho commence très fort. Etienne Daho est dans un lit, dans une chambre d’hôtel et pas n’importe lequel, le Chelsea hotel à New York qui avait accueilli entre autre Patti Smith qui y vécut avec le photographe Robert Mappelthorpe, les écrivains William BurroughsArthur Miller, le chanteur et poète Leonard CohenEdie Sedgwick (mannequin et actrice égérie de Andy Warhol dont Etienne Daho créera avec Arnold Turboust en hommage, le poignant La ballade d’Edie S). Et comme bande son le transcendant Chelsea girl de Nico.…
Au petit matin Alan Vega vient le rencontrer, accolade chaleureuse et pour voix off : « ce mec est à lui seul toute la musique et le parfum de l’esprit punk   que je rêve d’approcher et en même temps de fuir… »


Il se retrouve sous une douche et chante My funny valentine tout habillé, lunette de soleil sur le visagependant que l’eau coule sur lui. Clin d’oeil savoureux à nous autres les chanteurs de salle de bain. 


A l’arrêt dans la nuit, au volant de cette fameuse Cadiac, cabriolet, lui qui vit à cent à l’heure, peuvent surprendre. Confidences nocturnes « le romantisme c’est la recherche d’un état ». 


Saisir l’état fébrile quelques minutes dans un flash back avant d’entrée sur scène au Zénith de Paris, et l’explosion de larmes après le final De heures hindoues en quittant la scène en courant…


Puis retour sur les terres américaines et l’entendre lire un extrait de « Demande à la poussière » de l’écrivain John Fante, assis sur des rails de chemin de fer. « A peine j’ai fermé la porte que tout le désir qui m’avait fait défaut juste un moment auparavant s’est emparé de moi. Il me cognait le crâne et m’élançait dans les doigts. Je me suis jeté sur le lit et j’ai déchiré l’oreiller avec mes mains. »


Ponctué d’une virée sur la mythique route 66,  avec Tox (guitariste) et Edith Fambuena, juvénile, qui fêtera ses 24 ans durant le tournage, le 29 juillet, et au dessus d’eux, le ciel immense et les nuages qui dessinent des formes étranges, présage d’un futur plongé dans l’inconnu… 
Ce qui adviendra de ce futur c’est l’album Paris ailleurs. Etienne Daho emmènera dans sa valise à nouveau Edith Fambuena. Elle aussi après ce documentaire traversera le miroir. Ayant congédié un producteur au tarif excessif et peu à leur écoute, ils se décident tous les deux de réaliser, de produire cet album, mettant la maison de disque dans tous ses états…Saut dans le vide, paris de l’impossible, qui va accoucher de l’album de la maturité et inscrire dans le marbre une réussite insolante, gage d’un « sérieux », d’un certain savoir faire qui conduira Edith Fambuenaà devenir désormais l’une des productrices (dans un un milieu très masculin) les plus intéressantes, elle a qui reviendra l’honneur de produire l’album éponyme « En amont » de Alain Bashung. Pas inutile non plus de rappeler qu’avec son acolyte Jean-Louis Pierot et leur projet commun Les Valentins ils avaient participé à l’album Fantaisie Militaire et composés avec Alain Bashung, l’un des monuments de la chanson française La nuit je mens

 Mais revenons à Tant pis pour l’Idaho, où Etienne Daho rencontre trois adolescents Mexicains FernandoOmar et Roberto à El paso, au Texas qui essayent de passer la frontière. Après une courte discussion en espagnol, il les regarde s’éloigner, leur adressant un dernier geste de la main, emphatique. Les minutes qui suivent dans une course un peu folle, verront nos trois héros se faire arrêter par la police. Il y aura toujours chez Etienne Daho cette mémoire d’où il vient, de cette guerre d’Algérie, le terrible départ du père, les corps enjambés pour rentrer chez lui, de la tentative d’incendie de son lieu d’habitation (racontée sur une Face B De bien jolies flammes). Son souci de l’autre, son frère humain, lui qui sait profondément qu’il aurait pu en être différemment si une ou plusieurs fées ne s’étaient pas penchées sur lui, lui qui répète à l’infini C’était la gloire ou le caniveau


On peut rêver et imaginer pour la réédition de ce documentaire la naissance d’un 33 tours, puisque la bande son est impeccable, « Follow your bliss » B-52’S, « Chelsea girl » Nico, « Born free » Merlin, «  Speedway » Alan Vega, « The shadow of your smile»,  « Just friends »  et « My funny valentine » de Chet Baker, « Don’t leave me this way » en duo avec le très smart Chris Isaak, « Des heures Hindoues » en live, « Un homme à la mer » et « Bleu comme toi ».

Et puis dans une autre séquence du documentaire oublier qu’il est le chanteur, l’idole des jeunes. Dans une rue, un homme âgé, un peu abîmé par la vie ou l’alcool danse, au milieu d’une route. Des passants sur le trottoir l’observe. Instinctivement Etienne Daho le rejoint, l’accompagne dans ses pas, avec son déhanché dont lui seul à le secret. 


Se souvenir alors de la photo mythique de lui enfant près d’un juke box à Cap Falcon et de penser à l’impossible. D’imaginer que cet enfant quitte le café de ses grands parents, se dirige vers la plage et se met à courir et tente de rejoindre dans un espace temps extrêmement réduit l’homme qui court lui aussi, sortant de scène en larmes, et lorsqu’ils vont se rejoindre et s’étreindre que vont-ils se dirent ?


C’est tout l’enjeu de Tant pis pour l’Idaho de nous donner à voir, l’imperceptible, le fébrile, le moment de délicatesse, celui d’un changement, celui de l’éternel adolescent à l’homme, l’homme qui marche…
SZAMANKA