« Devenir femme, c’est affronter le couteau. C’est apprendre à supporter le tranchant de la lame et les blessures. Apprendre à saigner. Et malgré les cicatrices, faire en sorte de rester belle et d’avoir les genoux assez solides pour passer la serpillière dans la cuisine tous les samedis. Ou bien on se perd, on bien on se trouve. Ces vérités peuvent s’affronter à l’infini. Et qu’est-ce que l’infini, sinon un serment confus ? Un cercle brisé. Une portion de ciel fuchsia. Si l’on redescend sur terre, l’infini prend la forme d’une succession de collines verdoyantes. Un coin de campagne dans l’Ohio où tous les serpents dans les hautes herbes de la prairie savent comment les anges perdent leurs ailes. » Betty – Tiffany MC Daniels –
Brisa Roché est une héroïne au sens premier du terme. Elle en a le nom, le physique, tous les attributs mais par-dessus tout elle en a l’existence. Une vie plus proche d’une épopée, d’une odyssée que d’une simple trajectoire humaine. Comme la jeune fille de ce roman sidérant, Betty de Tiffany Mc Daniels, la petite Indienne au sang mêlé dont la vie conjugue les tragédies d’une histoire familiale douloureuse et de manière plus ample encore la tragédie du peuple Indien. Tout comme Betty, Brisa Roché convoque plusieurs fils, le présent et l’avenir, les chants ancestraux et les studios de musique modernes, la partie et le tout, une véritable cosmogonie à elle seule. Elle nous donne sans cesse l’impression d’être au bord, aux confins, à la limite : de se perdre, de se rattraper, de s’égarer, de se retrouver…
« Si tu regardes longtemps dans l’abîme, l’abîme regarde aussi en toi. » Nietzsche
C’est peut-être en partie parce que Brisa Roché vient d’une région sauvage de Californie du Nord, des contrées isolées, oubliées. La nature, le panthéisme, la spiritualité émanent de ces terres indiennes et façonnent ceux qui les foulent. Brisa Roché vient de là et d’ailleurs aussi. Nous allons essayer de retracer ce parcours sinueux, intense, bouillonnant comme une rivière sauvage, qui se fraie un chemin coûte que coûte à travers la pierre, le bois, les obstacles.
Sur ces terres sauvages sa famille vit en marge de la société dans une volonté de communion avec la nature. Brisa a le souvenir de nombreux moments autour d’un feu, de parades de jours de fête. La petite fille grandit dans cet univers à part, cet endroit mystérieux. Elle fréquente une école expérimentale, vit comme une enfant sauvage, égale aux adultes. Le chant accompagne littéralement la vie à moins que ce ne soit l’inverse. Elle est issue d’une culture familiale plus orale où l’on raconte, on improvise, quelque chose de plus enfantin, de plus spontané. En France il faudrait prendre des cours, passer par la voie classique. Dans ces terres éloignées le rapport à la terre est fort, l’aspect spirituel aussi, la visualisation. A cinq ans Brisa écrit de la poésie et a toujours continué depuis.
Brisa est mise dans une chorale d’enfant vers l’âge de 2/3 ans avec un chef d’orchestre. Avec cette chorale elle est même partie en tournée en Roumanie à 13 ans à la fin de la guerre froide.
Sa mère chante des trucs du quotidien proches de l’univers de Jacques Demy. Elle se lance avec sa petite fille dans des improvisations, » C’était quelque chose de très fun, j’avais une mère très théâtrale ». Le chant prend toute la place dans la maison hantée. A 13 ans elle vit au rythme de la nature, sans électricité, dans la montagne. Elle avait la sensation « de participer au paysage, d’être en symbiose avec la nature comme si avec sa voix elle répondait aux éléments ou bien l’inverse ». Plus tard elle ira dans une école traditionnelle où elle est étiquetée comme une enfant un peu spéciale, dans son monde, qui n’est pas habillée comme les autres, ne mange pas la même chose. Comme elle est en avance sur les apprentissages et très sérieuse elle est appréciée des adultes, des enseignants. Pour éviter des ennuis à sa famille elle s’efforce de ne pas mettre en avant leur marginalité, elle les protège, les couvre par son attitude exemplaire. Comme si elle était en tant qu’enfant la mère de ses propres parents.
Une phrase revient chez elle souvent, résonne comme un viatique : » Etre le plus fort, et aimer la personne qui te fait le plus mal « . Brisa Roché a l’impression d’avoir été choisie pour vivre des épreuves, apprendre à dépasser et positiver, développer des mécanismes de survie. A l’écouter dérouler son incroyable récit de vie on est enclin à la croire, dur comme fer, croix de bois, croix de fer, comme disent les enfants…
La musique est omniprésente dans sa vie d’enfant, d’adolescente. Un jour un batteur lui offre une guitare faite avec une petite batteuse, un bloc de bois, un pneu. elle se met à jouer à composer en plus de chanter.
» Comme on vivait à la montagne et que mon père vendait de la drogue, on descendait dans la vallée pour aller à Seattle liquider les stocks. On allait dans des fêtes sans fin avec plein de gens dans des états seconds, il se passait plein de choses étranges à cause de tout ce qui circulait. » À 15 ans et demi elle part de chez elle et travaille dans un café. Son père meurt à 48 ans : problèmes d’alcool et de drogue. » Je ne suis pas rentrée à ce moment là. En plus ma mère m’a écrit qu’elle faisait des démarches pour adopter un bébé alors je suis partie pour être jeune fille au pair. Je faisais alors partie d’un groupe qui jouait dans la rue, dans une forme d’expression de trip poétique. J’ai essayé de retourner près de ma mère pour réparer. Quoi? Je ne sais pas. J’ai vécu dans une caravane pendant des mois après je suis partie en Europe. C’était comme une espèce de tradition de partir seule avec un sac à dos, sorte de rite initiatique. Avant de partir je suis passée par New York c’était tellement dur. J’étais si seule… je me suis fait raser le crâne et je suis partie en France – Est-ce que c’est parce que la France est le pays de mon beau-père? – Mais je me suis fait voler mon manteau, mes papiers, dans une auberge de jeunesse à Amsterdam alors j’ai appris un peu le français dans une école expérimentale en regardant des films de la Nouvelle vague avec des sous-titres collés avec du scotch! «
Durant les deux premières de ma vie c’était vraiment bien la vie familiale, un petit moment de grâce. Je pense être née très solide, j’ai le sentiment d’avoir été choisie par l’univers pour justifier, positiver ce que je vivais. Je me suis toujours sentie à côté, toujours spéciale, sensation de déchirement intérieur, sans cesse en rébellion. J’avais l’impression d’être nulle, pas à ma place : trop singulière pour les autres enfants de mon âge, trop sage pour mes parents qui m’auraient voulue plus marginale, ne me trouvaient pas assez rock’n’roll. J’étais trop carrée pour eux, trop responsable. Ils auraient voulu que je conforte leur choix de vie radical en étant moi-même radicale. Donc quand mon père est mort j’ai souhaité être plus rock‘n’roll, comme pour lui prouver quelque chose. Je n’avais pas envie de mourir mais je me mettais en danger, j’allais à la limite, je voulais finir un cycle. Avant j’allais toujours vers ce qu’il y a de plus compliqué, j’abordais les situations sous l’angle le plus dur. »
C’est certainement le propre des enfants qui traversent une vie jonchée d’épreuves. Comme si la vie ne pouvait être que ça. Ils ne savent pas faire autrement que de se battre parce qu’on ne leur a pas appris la douceur, la quiétude, la confiance.
» Un jour il y avait une fête et l’une des personnes qui faisait une performance m’a dit qu’il avait une cabane dans le sud de la France vers les Pyrénées. Il m’a fait un plan sur un bout de papier pour retrouver! Quand je suis arrivée là-bas à Toulouse je crois j’ai dormi dans la ville.J’ai cherché un squat puis j’ai fini par dormir sur le sol avec mon couteau contre moi. Et quand finalement plus tard après ce passage j’ai réussi à trouver la cabane elle était occupée par une vieille hippie qui n’a pas voulu que je m’installe! Alors je suis partie en Afrique du Nord et une sorte de petit miracle s’est produit sur le bateau en fait dans une cabine téléphonique j’avais besoin d’argent j’ai appelé ma mère et elle m’a dit « Tu sais Brisa personne ne te regarde ». J’ai senti à ce moment là que j’en avais fini avec le danger donc j’ai pris un train pour changer de vie et j’ai décidé de prendre des décisions pour laisser aller les choses, vivre moins durement, accepté de me faciliter l’existence, de l’adoucir. »
Ne plus être dans un combat permanent pour tenir debout, comme si la vie était un match de boxe sans fin avec un seul round dont on sort forcément KO.
Puis Brisa revient avec nous sur son parcours musical avant de nous parler de son dernier album Freeze Where U R.
« J’ai longtemps fait des improvisations de jazz mais j’avais une voix trop aiguë. Mon vécu ne correspondait pas à ce timbre de voix, il y avait un décalage entre ce que j’essayais d’exprimer et ma voix et mon physique. Brisa dit en riant : « Comme si j’avais un côté reine des elfes qui ne collait pas avec mes tourments intérieurs ». Dualité qui la mettait mal à l’aise entre ce qu’elle ressentait profondément et ce que l’on percevait d’elle.
Elle a signé avec le label Blue note. Les chansons de jazz c’est souvent sur la perte et le deuil. « Chaque soir je devais me reconnecter à ses sensations. Dans le milieu du jazz il faut attendre énormément. C’est un monde d’alcool, on passe beaucoup d’heures à lécher les bottes des gens pour pouvoir jouer. Je n’en pouvais plus. » Pour le premier album sur le plan de la production elle n’avait pas vraiment la main dessus c’était très compliqué : il fallait créer, attendre un long délai sans forcément de garantie de réponse. « C’était un cauchemar de création. Même pour le shooting photo pour la pochette ce n’était pas du tout ce que je voulais. Lors du shooting photo on me disait de faire l’amour à la caméra, de me mordre la lèvre…tous ces trucs insupportables. C’était très douloureux du coup j’ai fait une pause.«
« Ensuite je me suis mise à réaliser mes albums, des albums qui ne coûtent rien, qui sont très justes parce qu’ ils sont très naturels. Des albums où ou je peux m’exprimer aussi avec le dessin et la peinture sur les pochettes. »
Sur son dernier album elle collabore avec Fred Fortuny, avec qui elle travaille depuis 2007. Elle confie qu’ils sont très différents même s’ils se connaissent bien. Brisa trouve que le résultat est très ouvert : « Moi je suis rapide je suis pleine de projets, pleine de chansons mais j’approfondis pas comme lui. Dans la composition, dans la structure il fait des choses très complexes et moi je suis je vis de manière plus brutale mes compos sont plus spontanées. Lui amène des accords inattendus, complexes qui m’ont obligée à réagir j’étais déstabilisée mais c’est intéressant. »
Concernant la pochette elle nous confie que Fred a du mal avec sa propre image et ne souhaitait pas y apparaître. Ils ont donc trouvé une astuce et utilisé un cliché ancien qui le délivrait de la séance de shooting. Par rapport aux sonorités inhabituelles de l’album Brisa témoigne : « Les sons me rappellent un peu mon enfance. C’est comme si j’étais une acrobate avec mes émotions. C’est très émouvant d’être devant la femme mature que t’es devenue et en même temps la petite fille que je suis restée. Je recherche toujours cette état de dualité. Enregistrer des albums est d’une certaine façon écrire son autobiographie. C’est une manière immédiate de formuler ses sentiments, de communiquer avec les hommes de ma vie. Même s’ils n’écoutent pas forcément le disque. Je pense que je suis plus mature, c’est un disque plus mature, qui parle du temps qui passe avec les rides, la solitude, la vieillesse, le fait de ne plus espérer, de ne plus vouloir d’homme à ses côtés pour ne plus souffrir. » Le très explicite titre : I don’t want a man. « Ma vie musicale est à l’opposé de ma vie de mère dans laquelle je suis plus sereine, où c’est plus évident. Je suis très fière de ce projet même si c’est vrai j’étais très angoissée au début. » Mais il semblerait qu’au moment où Brisa nous confie ces choses personnelles au sujet de l’album elle ait déjà rebondi, rattrapé la vie fermement par le col et ne soit pas prête au renoncement…on s’en réjouit.
Après bien des batailles, de haute lutte (encore!) Brisa Roché a gagné son indépendance sur le plan musical. Elle produit ses albums, n’est plus tributaire des autres dans un milieu encore très régi par les hommes. Ce combat personnel pour sa liberté d’artiste est aussi une manière de creuser un sillon dans le combat des femmes en général pour l’égalité et la reconnaissance. Et l’on se prend à rêver qu’avec Brisa Roché en grande chef Indienne de la lutte ancestrale des femmes, on pourrait peut-être un jour arriver à s’en sortir, et pourquoi pas l’emporter…
« Ce n’est pas facile d’être une femme, P’tite Cherokee. Et surtout, ce n’est pas facile d’être une femme qui passe sa vie à avoir peur de celle qu’elle est vraiment. (…) Ne laisse jamais une telle chose t’arriver, Betty. N’aie pas peur d’être toi-même. Faut pas que tu vives aussi longtemps pour t’apercevoir à la fin que tu n’as pas vécu du tout.«
« Aussi belle que puisse être la pâture, c’est la liberté de choisir qui fait la différence entre une existence que l’on vit et une existence que l’on subit ». Betty-Tiffany Mc Daniels-
Marie Frétillière